Le Fardeau de Lucifer
fauteuils vides, sur le carrelage noir et blanc, sur l’autel et sur la cassette, qui contenait un parchemin qui avait le pouvoir de détruire l’Église.
Je me laissai aller à méditer sur mon sort. Au fond, Gerbaut de Gant, le terrible prédicateur, avait été le premier à voir clair. Il avait su, dès qu’il avait posé les yeux sur moi, ce que je deviendrais. Dans sa folie exaltée, il avait tenté d’en prévenir ceux qui en souffriraient. Sa voix éraillée et criarde résonnait dans ma cervelle tourmentée.
— Que Dieu ait pitié de ce village, car cet enfant y apportera la mort. Il sera damné... Maudit pour l’éternité. La justice divine te fera subir mille fois les souffrances que tu causeras, suppôt de Satan ! Tu iras en enfer et Dieu te punira en t’en libérant ! Tu erreras parmi les hommes sans trouver le salut ! Tu aideras à répandre des faussetés impies qui confondront les honnêtes croyants ! Tu ébranleras la Révélation ! Tu es maudit ! Hérétique ! Damné ! Une âme perdue ! Tu entends ?
Comme il avait eu raison. En définitive, tout dans ma vie avait été prédestiné. Depuis l’enfance, j’avais été destiné à jouer le rôle qui m’était maintenant échu. Tout m’avait mené vers le fauteuil du Magister. Le voile qui couvrait mon visage à la naissance avait fait de moi l’objet d’une peur superstitieuse qui m’avait isolé dès mon premier souffle. Mon père, comme tous les habitants de Rossal, m’avait craint. Il ne m’avait accepté que par nécessité, pour assurer la survie des possessions familiales. Tout avait découlé de cela. La peur et le rejet dont j’avais été l’objet. La haine et la violence par lesquelles j’avais répondu. Les gestes irréparables auxquels elles m’avaient poussé. Dès mes premiers pas, malgré l’influence du père Prelou, j’avais été irrémédiablement conduit vers la damnation.
Placé au centre d’un écheveau d’événements, je n’avais jamais été libre. Bien avant que son chemin ne croise le mien, Bertrand de Montbard avait été chargé de livrer à Esclarmonde la cassette qui renfermait les documents qui forgeraient ma destinée. Plus tard, ses pas s’étaient dirigés vers mon père, qui errait loin de chez nous, et il était devenu maître d’armes de Rossal. Sans le savoir, en m’enseignant la violence et la vengeance, il m’accompagnait sur la voie qui était la mienne. Il avait fait de moi un tueur froid et efficace. Un prédateur. Et l’homme ainsi construit par lui se retrouvait maintenant responsable de préserver le contenu de la cassette dont il avait été chargé.
De plus, la seule amie de mon enfance, une petite boiteuse nommée Pernelle, avait fini par quitter Rossal après avoir subi les outrages d’une bande de mécréants, pour me retrouver des années plus tard, crucifié à un mur de Béziers, un carreau d’arbalète fiché dans le front. À force d’affection et de bons soins, elle m’avait ramené à la vie. C’était grâce à elle si la confiance et le respect des hérétiques m’avaient été accordés et que je m’étais trouvé bien disposé à recevoir la révélation dans le temple.
En réalité, une fois revenu d’entre les morts, je n’avais pas cherché la Vérité à tâtons, comme j’en avais eu l’impression. Depuis le début, je n’étais qu’un pantin manipulé par une main invisible. Le fait que je sois maintenant assis dans le fauteuil du Magister, ce tube entre les mains, était un aboutissement logique et incontournable. Avais-je vraiment choisi d’accomplir les actes qui m’avaient mené à la damnation ou y avais-je été contraint pour mieux servir le plan cruel d’un Dieu insensible à mon sort ? À l’opposé, l’absence de liberté amenuisait-elle la gravité de mes péchés ? Ne les avais-je pas commis en toute connaissance de cause ? La soumission à une destinée tracée d’avance excluait-elle le choix ?
J’avais le sentiment d’avoir atteint un point tournant dans la quête qu’on m’avait imposée. Acceptant la fatalité et sachant que cette nouvelle étape était aussi inévitable que les autres, je me résolus à retirer le capuchon et retournai le tube pour en faire sortir le contenu. J’y trouvai un parchemin semblable à ceux que contenait la cassette. Je le déroulai et le lus.
À toi, Magister de l’Ordre des Neuf, salut.
La Vérité ayant quitté Jérusalem, ma tâche prend fin avec ces directives, que
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