Le Fardeau de Lucifer

Rossal, finit-il par déclarer, renversant par ces quelques mots mes beaux pronostics.
    —    Eudes de Saint-Agnan, quel est ton choix ?
    Le templier se leva lentement, les règles dictées par Esclarmonde le contraignant à créer une fois encore l’égalité des votes.
    —    Je maintiens mon vote pour Gondemar de Rossal, dit-il en venant me rejoindre pour déposer sa voix dans ma main réfractaire.
    —    Eudes, combien de billes as-tu ? demanda la Parfaite.
    —    Quatre.
    —    Gondemar ?
    —    Quatre, grommelai-je.
    —    Le résultat du second scrutin étant égal à quatre voix chacun pour Eudes de Saint-Agnan et Gondemar de Rossal, il me revient donc de trancher, conformément à la règle, déclara Esclarmonde.
    Je bondis sur mes pieds.
    —    Je souhaite me retirer du scrutin ! m’écriai-je en faisant mine de lui rendre mes billes. Je ne désire pas être Magister !
    —    La chose n’est pas permise. Assieds-toi ! ordonna-t-elle sèchement.
    —    Mais,
    —    Silence !
    Rabroué, je me tus et me rassis. Esclarmonde s’assit et resta longtemps songeuse à faire tourner sa bille dans sa main. Tous les regards étaient tournés vers elle et la tension était palpable, mais elle ne semblait ressentir aucune pression, bien qu’elle se trouvât dans l’obligation de trancher. Avec son calme habituel, elle soupesait sa décision, consciente qu’elle aurait un impact décisif sur l’avenir de l’Ordre. Lorsqu’elle se fut décidée, elle se releva et dévisagea un par un tous les membres des Neuf. Puis elle descendit du piédestal et se dirigea vers. moi.
    —    Mon vote va à Gondemar de Rossal, dit-elle calmement en laissant tomber sa bille dans ma main paralysée d’horreur.
    J’eus l’impression que le temple s’effondrait sur moi, m’ensevelissant sous le poids des tonnes de pierre qui nous séparaient de la surface. Moi, Magister de l’Ordre des Neuf ? C’était pure folie. Je me levai d’un bond, bien déterminé à faire cesser cette comédie.
    —    Je refuse cette nomination, déclarai-je avec détermination. Que l’on reprenne ces maudites billes ! La place revient de plein droit à Eudes de Saint-Agnan ! J’en suis plus indigne que je ne pourrais jamais l’exprimer. L’Ordre ne peut être dirigé par un ancien croisé. J’exige que le scrutin soit annulé.
    Esclarmonde leva la main pour interrompre ma tirade et me fit face, le feu dans les yeux. Je n’aurais jamais cru que cette femme placide pouvait se transformer ainsi.
    —    Je te rappelle le serment que tu as prononcé en toute liberté : Je m’engage à défendre les secrets de l’Ordre des Neuf au prix de ma vie, à leur consacrer mon existence entière et à les emporter dans la tombe. L’Ordre a fait son choix, Gondemar de Rossal. Qui es-tu donc pour le contester ?
    —    Et si je refuse tout de même ? m’entêtai-je.
    —    Il reste encore amplement d’espace sous l’autel. Ton souhait te sera accordé et le vote sera repris par les membres restants.
    Sa voix s’était durcie en prononçant cette phrase et j’étais suffisamment intelligent pour en saisir la menace. Je sortirais du temple comme Magister de l’Ordre des Neuf ou je n’en sortirais pas, tout simplement. Pour mener ma mission à terme, je devais être en vie. Bon gré, mal gré, je devais accepter le résultat du scrutin.
    —    Alors soit, murmurai-je, résigné, en penchant la tête. Qu’il en soit fait selon la volonté de mes frères et sœurs.
    Esclarmonde se leva, traversa le temple vers l’Orient et remit le baucent dans son socle pour signifier que l’Ordre avait à nouveau un maître. Puis elle s’écarta et désigna le fauteuil d’un geste gracieux.
    —    Agenouille-toi devant la place qui sera désormais la tienne, Magister élu des Neuf.
    Tous se levèrent et posèrent la main sur le cœur. Dans un état second, je me dirigeai tel un pantin désarticulé vers cette place que j’avais le sentiment d’usurper. Je m’agenouillai face à l’assistance. Esclarmonde empoigna l’abacus et en posa l’extrémité sur ma tête penchée.
    —    Par ce symbole de commandement qui sera bientôt le tien, déclara-t-elle, je te fais Magister de l’Ordre des Neuf. Que l’aba-cus te rappelle sans cesse que toute responsabilité est à la hauteur du pouvoir qu’elle procure. Je prie Dieu pour qu’il t’accorde la sagesse, le courage et le discernement