Le Fardeau de Lucifer

je devais éviter coûte que coûte qu’il me prenne de vitesse. Il en allait de la protection de la Vérité. Et du salut de mon âme, évidemment.
    Petit à petit, une idée prit forme dans ma cervelle fatiguée. Eudes avait déjà proposé d’assassiner Simon de Montfort. Dans cette optique, son plan, formulé sur le coup d’une inspiration et brièvement discuté dans le temple, revêtait soudain une toute nouvelle pertinence. Avec quelques ajustements, il me fournirait en effet le prétexte dont j’avais besoin pour me rendre sans délai à Toulouse. Maintenant que je portais le manteau du Magister, mes décisions étaient sans appel, ce qui me faciliterait les choses.
    Dès lors, je résolus de m’abandonner à cette destinée tracée pour moi. L’Ordre des Neuf avait été placé entre mes mains indignes comme un outil dont je devais me servir afin d’accomplir ma destinée. Je l’utiliserais donc à mes propres fins. Je replaçai le parchemin dans le tube, à l’intention de mon successeur, qui risquait fort d’être élu plus vite que prévu, et remis le tout dans la cachette aménagée dans le plancher. En sortant du temple, je savais ce que je devais faire.
    Six jours durant, je dus contenir ma fébrilité. Je dormis peu, passant chaque instant de veille à planifier, à anticiper, à espérer. Mais les événements et les convenances m’empêchaient d’agir. La mise en terre de Ravier eut lieu le lendemain de mon élection. Dans l’état d’impatience où je me trouvais, il me fallut me faire violence pour lui accorder l’attention et le recueillement qu’il méritait. La cérémonie fut sobre, à l’image de l’homme et de l’Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon auquel il appartenait. De l’Ordre des Neuf, nulle mention ne fut faite, comme il se devait. La plus noble tâche du Magister demeurerait à jamais ignorée, sauf de ceux qui lui survivaient pour protéger la Vérité.
    Selon l’usage des Templiers, le vieux soldat fut revêtu de son manteau et porté à son dernier repos par ses frères d’armes Eudes, Raynal, Véran, Jaume, Montbard et Humbert, dont l’air éploré était sincère. Autour d’une simple fosse, creusée durant la nuit le long de la muraille, se tenaient tous les templiers de Montségur et tous les Parfaits qui ne veillaient pas sur des patients. On enveloppa la dépouille dans un linceul blanc et on la déposa dans la tombe en respectant les anciens usages templiers, sa jambe droite repliée formant un quatre avec la gauche, son épée posée sur la poitrine, la poignée à la hauteur du cœur, et les mains jointes dessus. Le linceul fut rabattu sur le visage devenu paisible et Ravier fut enseveli sans autre formalité par deux jeunes sergents pendant que les Parfaits célébraient sa bonne fin et priaient pour le salut de son âme. Ne pouvant m’absenter sans susciter de questions, j’endurai en silence la douleur atroce qui me sciait la gorge au son des paroles sacrées, tentant de mon mieux de faire passer un peu d’air dans mon gosier serré et espérant qu’on confonde mon attitude avec des sanglots refoulés. Le malaise se dissipa avec la fin des prières. Une pierre tombale austère et gravée à la hâte fut enfin posée à plat sur la terre fraîche. Elle portait une inscription toute simple, Ravier de Payns, Ordo Militiae Christi 4 , et était ornée d’une épée templière sculptée en ronde-bosse.
    Le Magister avait trouvé son dernier repos et moi, je ne pouvais prier pour l’âme de cet homme profond et droit, qui avait porté seul de lourds secrets et pour lequel j’avais conçu une réelle affection. Il l’aurait amplement mérité. Je me consolais en me remémorant que déjà Ravier avait comparu devant Dieu et reçu la juste rétribution de sa vie. C’était là la seule certitude que partageaient tous les hommes.
    Au terme de la cérémonie, tous s’en retournèrent en silence pour vaquer à leurs occupations. Les morts devaient rester avec les morts, et les vivants avec les vivants. Je laissai Ugolin prendre les devants et, tirant prétexte de ses déplacements encore relativement lents, m’attardai en arrière avec Montbard.
    —    Vieux cachottier, lui reprochai-je, mi-figue, mi-raisin. Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez apporté autre chose que la cassette dans le Sud.
    Il me toisa en relevant un sourcil, mais ne parut pas étonné outre mesure.
    —    Tu fais sans doute allusion à