Le faucon du siam
entendit la voix de basse qu'elle
connaissait si bien. C'était vrai, son capitaine Alvarez était rentré de
Pattani !
14
À l'aube du onzième jour, le navire du gouverneur de Ligor
entra dans le majestueux estuaire du Menam — ce mot siamois signifiant « fleuve
» et, littéralement, « Mère des Eaux » — qui faisait près de cinq kilomètres
d'une rive à l'autre. Phaulkon sentit un frisson le parcourir lorsqu'il se
pencha par-dessus le bastingage en bois pour contempler ce spectacle fascinant.
Le vaisseau empruntait l'estuaire est, le plus navigable des trois, qui
plongeait jusqu'au cœur même du Siam. Dix jours durant, ils avaient suivi la
côte de l'étroit isthme du sud en remontant depuis Ligor : ils abordaient
maintenant le vaste territoire qui s'étendait vers le nord jusqu'au Laos et à
la Chine, à l'ouest vers Ava et Pegu, et à l'est vers le Cambodge et la
Cochinchine.
Le navire de cinquante tonneaux n'eut aucun mal à
négocier le banc de sable qu'on appelait la barre, où il n'y avait pas plus de
douze pieds de profondeur : les plus gros vaisseaux, eux, étaient obligés
d'attendre, parfois pendant des mois, un courant favorable qui les porte
jusqu'à l'entrée de l'estuaire. Mais, quand les courants le permettaient, des
navires de commerce de quatre cents tonneaux pouvaient remonter la rivière
jusqu'à Ayuthia, la capitale étincelante, à une centaine
de kilomètres de l'embouchure du fleuve.
Le navire s'enfonçait dans le Menam proprement dit et
l'excitation de Phaulkon augmenta. Le long de ces antiques rivages battait le
cœur de la vie du Siam. C'était là l'essence même du pays qu'il connaissait et
qu'il aimait, un royaume aussi vaste que la France et l'Angleterre réunies.
Le fleuve était immense, trois fois plus large que la
Tamise, et, lorsque les pluies annuelles se déversaient, il débordait
furieusement, détruisant la vermine et fertilisant la terre. Les récoltes de
riz étaient abondantes. Le sol riche donnait assez pour nourrir plus de deux
fois la population du pays, et il en restait encore suffisamment pour que l'on
exporte, sauf quand les dieux étaient vraiment mécontents. Les eaux du fleuve
montaient alors de dix pieds, les poissons se trouvaient entraînés en pleine
campagne et les pousses de riz qui devaient émerger de l'eau étaient englouties
et détruites.
Une fois par an, depuis des temps immémoriaux, lorsque la
saison des pluies touchait à sa fin, les rois s'aventuraient dans leurs
étincelantes barques royales et, en grande pompe à l'occasion d'une grandiose
cérémonie, ordonnaient aux eaux de se retirer. Malheur aux infortunés
astrologues dont les prédictions inexactes avaient conseillé aux rois des dates
erronées!
Des maisons apparaissaient maintenant le long des rives,
toutes bâties sur pilotis et uniformément en bois. À l'exception des toits,
recouverts de tuiles, elles ressemblaient à celles de Ligor. Six épais piliers
de teck ronds plantés dans le lit du fleuve servaient de fondations. Une
échelle menait jusqu'à l'étage surélevé de ces habitations à un seul niveau, à
quelques pieds au-dessus de l'eau, où ne parvenaient que les plus graves
inondations. Phaulkon sourit en se rappelant que les maisons ne pouvaient avoir
qu'un seul étage, par déférence pour la hauteur des barques royales. Au cas où
Sa Gracieuse Majesté, juchée sur une estrade au milieu de sa barque d'apparat,
entraî-née par cent vingt rameurs vêtus de rouge, passerait d'aventure devant
eux, aucun habitant ne se trouverait ainsi par inadvertance au-dessus du niveau
de la tête royale.
Une pirogue était attachée à chaque maison et l'on voyait
des hommes pêcher nonchalamment depuis le seuil de leur demeure. Surtout à la
saison des pluies, de mai à octobre, il y avait une telle abondance de poissons
qu'en une demi-matinée de travail un homme pouvait pêcher de quoi nourrir sa
famille toute une semaine sans même bouger de sa maison. Les Siamois étaient
vraiment un peuple amphibie, se dit Phaulkon : c'était dû à la présence du
grand fleuve et au labyrinthe de canaux et d'affluents qui sillonnaient la
fertile plaine centrale, la plaine à riz où se trouvait concentrée la majorité
de la population. On faisait ses achats sur l'eau aussi souvent que sur les
places et les marchés, et la pagaie était aussi indispensable à la population que
les jambes.
L'eau devenait moins claire. C'était un courant rapide
légèrement marron et, le long des
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