Le faucon du siam
vous rendre indispensable aux Siamois. Quelle magnifique occasion
! »
Phaulkon resta un moment silencieux. Puis il se pencha et
dit sur le ton de la confidence :
« Quelles chances aurais-je de dénoncer les pratiques
corrompues des Maures? Dans le commerce, par exemple ? Nous connaissons leurs
méthodes.
— Certes. Mais les dénoncer? » Le doutor était horrifié. « Vous n'êtes pas sérieux ? Bien sûr, avec la mort d'Aqa
Muhammad, ils n'ont plus de véritable chef. Mais il vous faudrait marcher sur
des œufs. Votre vie serait entre les mains de Dieu. »
Aqa Muhammad était l'ancien Barcalon, un Maure d'origine
persane dont la famille était installée au Siam depuis le xiv e siècle. En favorisant d'autres Maures et en les installant à des postes de
confiance, il avait créé une puissante élite musulmane que les mandarins
siamois, disait-on, s'acharnaient maintenant à renverser. Mais il faudrait
manœuvrer avec prudence. Les Maures ne renonceraient pas facilement à ce
pouvoir.
« L'actuel Barcalon est de pure souche siamoise, n'est-ce
pas? demanda Phaulkon.
— Comme tous les autres avant lui, à l'exception
d'Aqa. Je suis certain que vous pourriez vous gagner le soutien du nouveau
Barcalon, mais je ne sais pas jusqu'à quel point il pourrait vous protéger des
assassins maures. » Il marqua un temps. « Pourquoi, d'ailleurs, voudriez-vous
les dénoncer?
— Parce que j'ai besoin de conduire moi-même une
mission commerciale en Perse et que ce sont eux qui en détiennent le monopole.
Si l'on m'en donnait la chance, je suis sûr de pouvoir multiplier par trois les
revenus du Trésor siamois. Il me faut simplement l'occasion de donner la preuve
de leurs détournements. »
Mestre Phanik semblait songeur. « Le seul élément
en votre faveur, c'est qu'ils ont succombé à la paresse, faute d'être
surveillés, depuis que les frères maures sont devenus les superviseurs. Ils
font naturellement tout payer trop cher aujourd'hui et vous pourriez fort bien
les prendre par surprise.
— Vous voulez dire : dans d'autres domaines que le
commerce avec la Perse? demanda Phaulkon, dont l'excitation grandissait.
— Oh, oui! Par exemple pour l'organisation des
banquets. Ils ont un monopole de traiteurs pour tous les banquets royaux. C'est
ce nommé Rachid, que vous avez rencontré ce soir, qui s'en occupe. Vous ne
croyez pas qu'il gonfle les factures ? Pour ma part, je suis prêt à en faire le
pari.
— Pourquoi ne fait-on rien?
— Parce qu'il est responsable de ce service et qu'au
Siam on respecte l'autorité. Mais sans doute les mandarins siamois
commencent-ils à renâcler devant les abus des puissants Maures et à chercher
une raison pour les déstabiliser. À cet égard, vous arrivez au bon moment. » Mestre Phanik plissa le front. « La preuve dont vous avez besoin est ici
même, j'en suis sûr, enfouie dans l'amas des archives du ministère du Commerce.
Mais comment la déterrer, voilà la question.
— Il n'y a qu'une façon, déclara Phaulkon. En
obtenant un poste là-bas et en fouillant ces dossiers jusqu'à ce que je finisse
par tomber sur quelque chose.
— Mais cela pourrait prendre toute une vie,
Constant. Et même si vous parveniez à décrocher le poste, comment Burnaby
réagirait-il en vous voyant employé par les Siamois? Après tout, vous êtes à la
solde de la Compagnie anglaise des Indes orientales. »
Sans vouloir dévoiler l'affaire des canons, Phaulkon
avait été forcé d'expliquer que Burnaby et Ivatt seraient libérés sitôt que le
ministère aurait envoyé à Ligor une copie de leur autorisation de commercer
avec les États malais. Le doutor ignorait donc tout des problèmes
actuels d'Ivatt et de Burnaby.
« Burnaby va grommeler, comme d'habitude, répondit
Phaulkon, jusqu'à ce que je lui montre les avantages que nous pourrions tirer
en ayant quelqu'un infiltré au cœur du ministère dans le pays où nous
travaillons. »
Mestre Phanik réfléchit un moment. « Mais n'est-ce
pas précisément ce que redouterait le Barcalon — à supposer pour commencer
qu'il veuille bien vous employer? À qui seriez-vous fidèle?
— Il me faudrait du temps pour prouver que je suis
loyal envers le Siam, bien sûr. » Phaulkon regarda mestre Phanik droit
dans les yeux. « Mais vous le savez, doutor, ils en conviendraient.
— Je vous crois, Constant. Vous aimez ce pays, je
l'ai toujours senti.
— Je me sens étrangement attiré par lui. Un peu
comme si c'était le mien et
Weitere Kostenlose Bücher