Le faucon du siam
qu'il m'appelait. » Il marqua un temps. Son cœur se
mit à battre plus vite quand il pensa au seul homme capable de le détruire — ou
de lui donner l'occasion dont il avait besoin. « Avez-vous jamais rencontré le
Barcalon ?
— Une fois, fit lentement mestre Phanik. Et,
je peux vous l'assurez, c'est l'homme le plus rusé que j'ai jamais vu. Comme la
plupart des Siamois, il est d'une politesse sans faille : mais il ne cesse de
vous jauger, de vous tendre de petits pièges et, avant même que vous vous en
soyez rendu compte, il a découvert exactement ce qu'iî voulait savoir. On dit
même qu'il n'accepte pas de pot-de-vin, encore que j'aie des doutes sur ce
point. C'est une pratique si courante ici...
— Mais pensez-vous qu'il verrait une objection de
principe à employer un farang dans son ministère?
— Sans doute que non, même si cela ne s'est jamais
produit. Les Siamois ont à cet égard une grande largeur d'esprit. Peu leur
importe qui vous êtes, dès l'instant où vous faites du bon travail. Regardez
les Maures : ils ne sont pas plus siamois d'origine que moi. Pourtant on les
retrouve dans toutes les branches du gouvernement. Il s'agit plutôt de faire la
preuve de votre loyauté. Au début, vous seriez désavantagé, bien sûr, car vous
avez travaillé pour les farangs. Les Maures ont toujours travaillé pour le Siam
— et pour leur propre bourse. Mais, avec le temps, vous pourriez surmonter ce
handicap. » Mestre Phanik demeura quelques instants silencieux. «
Qu'est-ce qui vous fait penser que l'on va vous offrir un poste?
— Je vais en demander un sans solde. Du moins
jusqu'à ce que mon nouvel employeur soit rassuré sur mes intentions.
— Sans solde ? » Mestre Phanik était
impressionné. « Voilà qui semble tentant. Mais de quoi vivrez-vous ?
— Je persuaderai Burnaby de continuer à me ver-ser
mon salaire pendant que, du cœur du ministère du Commerce siamois, je fournirai
des informations aux Anglais. »
Phanik se donna une grande claque sur le genou et éclata
de rire. « J'aime ça ! Si je ne vous connaissais pas mieux, Constant, je dirais
que vous êtes une canaille sans principes. En réalité, vous n'êtes sans doute
qu'une canaille qui a des principes.
— Que font donc mes deux malicieux oncles à
comploter? » Les deux hommes se retournèrent. Maria, debout sur le seuil, était
radieuse. Son visage avait la même animation que les traits de son oncle,
songea Phaulkon, mais elle était bien plus jolie. Il se prit à la dévisager
avec curiosité. Quelle assurance elle avait soudain acquise ! Sa timidité de
l'an passé avait disparu.
« Nous parlions de l'islam, de la chrétienté et du roi de
Siam, ma chérie, dif mestre Phanik. Veux-tu te joindre à nous?
— Ce serait un honneur pour moi, dit-elle en
s'ins-tallant dans un fauteuil auprès de son oncle. Malheureusement, le roi de
Siam n'adoptera jamais la foi chrétienne. Et je ne cesse de répéter aux bons
pères qu'ils se font des illusions, mais ils se cramponnent à cet espoir. C'est
un objectif inaccessible.
— Pourquoi dis-tu cela, ma chérie ? » demanda mestre Phanik, intrigué.
Phaulkon se pencha à son tour.
« Pourquoi abandonnerait-il la foi que ses ancêtres
pratiquent depuis deux mille ans — et avec succès? Dans quel but ? Pour faire
plaisir à quelques jésuites de passage ? Le roi de France abandonnerait-il sa
foi à la seule demande d'une délégation bouddhiste envoyée à Versailles ?
— Ma chère, il ne faut pas tenir des propos aussi
frivoles, répliqua mestre Phanik, un peu choqué. Pense à ce qu'ont
souffert nos ancêtres.
— Ils ont souffert courageusement pour leur
croyance, mon oncle, mais c'était au Japon, où on leur refusait le droit de
pratiquer leur religion. Au Siam, nous sommes libres de célébrer le culte que
nous souhaitons.
— Mais tu es croyante, n'est-ce pas, mon enfant? fit
le doutor, troublé.
— Bien sûr, mon oncle. Mais je ne vois pas en quoi
cela devrait me rendre aveugle à la vérité.
— Et si la conversion de Sa Majesté permettait de
sauver son royaume des griffes des Hollandais? demanda Phaulkon pour la mettre
à l'épreuve.
— Ce serait une conversion politique, sans aucune
valeur spirituelle, riposta Maria. D'ailleurs le roi de Siam est bien trop
malin pour cela. Il donnerait simplement l'impression d'être prêt à se
convertir, mais il n'irait jamais jusqu'au bout. »
Les deux hommes échangèrent un regard.
« Et puis, ne
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