Le faucon du siam
Elle renouvela son sourire, exhibant une superbe rangée de dents que
la continuelle mastication de noix de bétel colorait de vermillon.
« J'étais en voyage, mère. Quelle autre raison aurait pu
m'éloigner de toi ? » Il employait le terme affectueux de « mère » pour
s'adresser à une femme qui tout à la fois était chère à son cœur et plus âgée
que lui.
Elle leva au ciel ses bras dodus. « N'avons-nous pas des
plats assez savoureux et des femmes assez jolies pour satisfaire vos appétits
que vous deviez aller vagabonder sur des rives étrangères pour chercher votre
bonheur? Vous me semblez maigre et mal nourri.
Asseyez-vous, Maître, emplissez-vous l'estomac d'une
nourriture convenable et laissez Sri vous ramener à la vie. »
Un peu partout, les éventaires se garnissaient
rapidement. Mais rien ne ressemblait tout à fait au spectacle qu'offraient Sri
et le beau farang. C'était devenu un numéro aussi apprécié qu'une séance de
marionnettes locales.
« Bonne mère, je me suis précipité ici à peine débarqué
du bateau. Est-ce que j'anive à temps pour être sauvé ? »
Elle le considéra d'un regard dubitatif. « Je n'en suis
pas sûre. Une chose pourtant est certaine : vous allez devoir acheter une
grande quantité de mes produits pour vous refaire une santé. » D'un geste
large, elle désigna tout son étal.
« Tu recommandes donc que je me nourrisse autant que
possible de produits venant de chez toi ? »
Elle se pencha en avant et ses voisines tendirent
l'oreille.
« L'expérience a montré que les patients se remettaient
plus lentement quand ils utilisaient les produits d'autres éventaires et
certains, m'a-t-on même assuré, dit-elle en baissant le ton, ne se sont jamais
vraiment remis. »
Phaulkon prit l'air soucieux qui convenait. « Alors,
réserve-moi la totalité de ton éventaire.
— Pour combien de semaines, Maître ? Il va falloir
que je pose une pancarte. »
Des rires étouffés fusèrent alentour.
« Pour un jour, mère, ou pour aussi longtemps que je puis
me permettre tes prix. Ce qui des deux durera le plus.
— Tenez, prenez donc ça pour commencer. C'est
gratuit. » Elle lui tendit une châtaigne grillée sur un petit plateau composé
d'une feuille de banane et eut un soupir satisfait. « C'est bon de vous voir de
retour, Maître. Vous nous avez manqué, vous savez. Mais j'imagine que vous
n'avez même pas eu une pensée pour nous. Vous autres hommes, vous êtes tous les
mêmes. Bon, qu'allez-vous vraiment acheter ce matin? Pour vous, rien que ce
qu'il y a de meilleur, et à des prix suffisamment bas pour ruiner une pauvre
marchande. » Elle fit un effort pour paraître accablée.
« Je ne suis pas venu chercher de la nourriture mais
plutôt une faveur », dit Phaulkon avec un large sourire.
Une fois de plus, elle leva les bras au ciel. « Oh, le
Seigneur Bouddha nous protège de ces insatiables farangs! Notre population
féminine n'est plus à l'abri. Elle n'est pas non plus assez nombreuse pour
satisfaire leurs désirs. » Elle éclata d'un rire gras.
C'était une pointe visant les esclaves de Phaulkon :
c'était Sri qui les avait trouvées. Naturellement, elle avait un peu gonflé le
prix et prélevé un petit quelque chose pour elle, mais il était normal de
prendre une modeste commission sur ce type de transaction, d'autant plus que
les filles s'étaient révélées honnêtes et travailleuses.
Phaulkon éclata de rire à son tour. « Non, non, mère,
grâce à toi, je suis bien pourvu de ce côté-là. Je suis venu plutôt puiser à
l'intarissable fontaine de ta connaissance. »
Il écarta les bras pour montrer l'immensité de sa sagesse
et elle le considéra d'un air soupçonneux.
« Le maître se moque de moi. Que pourrait bien enseigner
une simple femme comme moi à un seigneur ayant une telle expérience? Et
d'ailleurs, je suis trop vieille pour ce genre de choses », ajouta-t-elle dans
un grand rire.
Aux éventaires voisins, on avait renoncé maintenant à
simuler la discrétion : ses voisines firent chorus. Phaulkon se mit à rire lui
aussi. Il la trouvait d'une compagnie plus plaisante que la plupart des
Européens qu'il connaissait. Elle avait été la gouvernante de George White et,
avant de partir pour l'Angleterre, George lui avait procuré ce petit éven-taire
au marché. Il avait demandé à Phaulkon d'aller voir de temps en temps comment
se portaient ses affaires : ce qui avait débuté comme un simple geste de courtoisie
à
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