Le faucon du siam
sentit que cela n'arrangerait pas ses affaires si
elle passait trop de temps avec Phaulkon. Le garde venait de temps en temps la
surveiller et il ne manquerait pas de rapporter ce qu'il avait vu.
« Mon Seigneur, il faut que je parte. On m'attend.
— Un instant, Sunida. Quand te reverrai-je? demanda
Phaulkon d'un ton à la fois désespéré et résolu. Demain? Ici? À la même heure?
— J'essaierai, mon Seigneur.
— Ça ne me suffit pas. Tu dois promettre.
— Je... je vous le promets, mon Seigneur. »
Cela devrait être possible, songea-t-elle. Après tout, on
l'autorisait à rencontrer Sri et, avec l'aide de Thepine, peut-être même
obtiendrait-elle l'autorisation nécessaire pour aller à la maison de Phaulkon.
« Puis-je vous rendre visite encore demain, Pi Sri ?
dit-elle en se tournant gracieusement vers la marchande. Vous avez été si bonne
avec moi.
— Bien sûr, ma chère. Et tu peux même amener le
maître, s'il promet de ne pas t'importuner. »
Sunida partit la première. Quelques instants plus tard,
Phaulkon, profondément troublé, retourna au ministère.
22
Le matin qui suivit sa rencontre inattendue avec Sunida,
Phaulkon partit pour le marché bien avant l'heure prévue. Il voulait d'abord
discuter avec Sri des préparatifs du banquet pour les dignitaires de l'Empire
du Milieu mais, surtout, lui demander son aide pour obtenir de Sunida qu'elle
consente à son plan. Il avait passé presque toute la nuit à le mettre au
point et il était plus décidé que jamais à ne pas la
perdre : d'autant plus que cette éventualité semblait terriblement proche.
Il n'avait pas envisagé la réaction de son oncle
vis-à-vis des farangs — et donc de lui-même — mais, plus il y réfléchissait,
plus il comprenait les sentiments du gouverneur. On ne pouvait guère s'attendre
à le trouver bien disposé envers les farangs, alors que les Hollandais avaient
tué son propre frère. Compte tenu des circonstances, Phaulkon devait bien
reconnaître que Son Excellence avait fait montre à son égard d'une louable
impartialité durant tout son séjour à Ligor. Mais évidemment il y avait des
limites. Ce serait trop demander que de laisser sa nièce unique s'enfuir avec
un farang. Phaulkon se rappelait l'hésitation du gouverneur lorsqu'il avait
demandé à ce dernier si Sunida pouvait l'accompagner à Ayuthia. Avec le recul,
il sentait que ce n'était pas le fait qu'il déplût personnellement au
gouverneur — c'était sans doute le contraire. Il s'agissait plutôt d'une
question de principe.
Une fois Sunida mariée à ce mandarin, quel qu'il fût, il
serait difficile, pour ne pas dire impossible, de tenter de retourner la
situation. Qui pouvait être ce mandarin? S'il fallait agir, ce devait être
maintenant. Il ne pouvait malheureusement rien faire quant à l'opinion du
gouverneur, mais Sunida lui avait confirmé sans équivoque qu'elle l'aimait, et
c'était cela qui comptait. Jamais il n'avait éprouvé des sentiments aussi forts
pour une femme. L'idée de la savoir enfermée quelque part dans cette grande
ville, sans aucun espoir de la revoir, lui était insupportable. Tout cela lui
semblait maintenant terriblement urgent. Il avait hâte de la cacher chez lui,
saine et sauve. Mais quelle sécurité pourrait-elle y trouver? Ce serait
assurément le premier endroit où son oncle — et peut-être cet autre mandarin —
viendrait la chercher. Après avoir longuement réfléchi au problème, il avait
imaginé un plan. Il allait proposer qu'elle aille passer un mois à Mergui. Ce
serait le dernier endroit où l'on penserait la retrouver et, même si l'on
venait régulièrement fouiller chez lui dans les premiers temps qui sui-
vraient sa disparition, ses poursuivants ne trouveraient
rien. Quand elle reviendrait à Ayuthia, ils auraient certainement renoncé à
fouiller la maison de Phaulkon; elle y résiderait alors dans une relative
sécurité. Et, pendant qu'elle serait à Mergui, elle pourrait faire passer un
message à Samuel. Le plan était parfait à tous points de vue. Mais
l'accepterait-elle ? Malgré son apparente docilité, il sentait que sous ce beau
visage se cachait une volonté difficile, sinon impossible, à fléchir.
D'instinct, il savait que c'était en partie pour cela qu'il l'aimait.
Phaulkon reconnaissait qu'il était obsédé par la crainte
de la perdre : il était décidé à la faire sienne à tout prix. Il savait en
outre qu'en raison de son éducation siamoise elle ne
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