Le faucon du siam
route. L'argent servira à engager des guides, des
porteurs, une litière et... » Il la vit plisser le front. « Ne t'inquiète pas,
mère. Il en restera largement pour toi. Maintenant, veux-tu m'aider?
— Je vais y réfléchir, Maître. C'est un gros risque.
Et j'aimerais savoir ce que, de son côté, elle en pense. »
Phaulkon leva les yeux vers le ciel. Sunida aurait dû
être déjà là. Qu'est-ce qui pouvait la retenir? Il sentait des picotements sur
sa peau à la seule idée de la revoir.
Il essaya de ne plus penser à elle et passa au problème
des prochains banquets. Dans l'heure qui suivit, et alors qu'à chaque minute
Phaulkon s'inquiétait davantage de l'absence de Sunida, il dressa avec Sri la
liste de différentes denrées : ils déterminèrent quels
villages pourraient fournir les spécialités les plus
fines; combien de temps il faudrait les commander avant le banquet; quels
fournisseurs dans la capitale étaient les plus fiables; et à combien d'entre
eux il faudrait s'adresser pour obtenir le prix de chaque article. Ils
poursuivirent la discussion jusqu'au moment où Phaulkon fut incapable de se
concentrer plus longtemps.
« Mais qu'a-t-il bien pu lui arriver? demanda-t-il
désespéré. Elle avait promis d'être là.
— Peut-être le mandarin ne l'a-t-il pas laissée
sortir aujourd'hui », fit Sri pour le taquiner.
Phaulkon était consterné. « Mais elle disait qu'elle
n'habitait pas encore chez lui. » C'était une question tout autant qu'une
affirmation.
« Si je me souviens bien, elle ne l'a pas dit
précisément. Elle a simplement expliqué qu'elle n'était pas mariée et qu'elle
ne pouvait pas révéler où elle habitait. Mais, Maître, vous avez l'air
souffrant, dit-elle en feignant de s'apitoyer sur lui. Je suis convaincue
qu'elle passera une autre fois. Je lui dirai que vous avez attendu. »
Phaulkon la foudroya du regard. « Je ne peux pas attendre
davantage, mère. Il faut que je retourne au ministère.
— Eh bien, ne vous inquiétez pas, Maître : si elle
vient, je lui transmettrai votre message. Vous feriez mieux de me laisser aussi
un peu d'argent, à tout hasard.»
Phaulkon fouilla dans ses poches et lui tendit cinq
taels. « Ce sera le premier versement, mère. Le reste suivra quand tu l'auras
mise sur la route de Mergui.
— Je vais voir ce que je peux faire, Maître. Enfin,
si elle vient, ajouta-t-elle impitoyable.
— Je viendrai te voir demain à la première heure »,
dit Phaulkon accablé en se levant.
Sri réprima son envie de rire. Le maître avait un visage
long comme un concombre mûr. Jamais elle ne l'avait vu dans cet état, lui,
toujours si plein de verve et d'enthousiasme, parfois aussi en colère — mais
amoureux et désespéré? Jamais. Elle sourit. Quelle
habile manœuvre des gens du palais d'avoir ainsi interdit
à Sunida de venir ce matin! « Que le farang comprenne qu'il n'est pas facile
pour Sunida de sortir pour le voir et que, s'il n'agit pas bientôt, il risque
de la perdre à jamais », lui avait recommandé le fonctionnaire chaussé de
babouches quand il était venu chez elle la veille au soir.
Elle éprouva un fugitif sentiment de remords en palpant
les pièces que le maître venait de lui donner. Vingt ticals ! Une petite
fortune, en vérité. Mais, après tout, le Palais ne la payait pas pour tous ses
efforts. Elle était obligée de rendre service. Elle s'efforça d'apaiser sa
conscience. Elle achèterait un joli cadeau aux deux amoureux pour célébrer leur
union. Il lui resterait bien sûr un peu... non, pas mal de monnaie dans sa
poche... Mais il est vrai qu'une pauvre marchande devait bien être d'une façon
ou d'une autre récompensée pour sa peine.
Sunida jeta un coup d'œil sur la première rangée
d'éventaires. Il était difficile d'apercevoir quelque chose au milieu d'une
telle foule. Elle s'approcha d'un pas hésitant et regarda encore. Le Seigneur
Bouddha soit remercié, Sri était seule. Sunida avait beaucoup tardé à venir, n'osant
pas arriver plus tôt au cas où Phaulkon serait encore là. Jamais elle n'avait
trouvé les heures d'attente aussi terriblement longues. Depuis qu'elle avait
reçu la consigne du Palais précisant qu'en aucun cas elle ne devait être au
rendez-vous, chaque minute lui avait paru une éternité. Qu'allait-il penser?
Qu'elle ne l'aimait pas? Qu'elle ne voulait plus le revoir? Comment pouvait-on
la faire souffrir à ce point ? Comment pouvait-on l'obliger à le faire souffrir
ainsi ?
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