Le faucon du siam
n'avaient pas de prix. Ils devaient permettre à
la reine musulmane qui gouvernait cet État de se défendre contre le royaume
bouddhiste du Siam et même de s'en libérer. La reine de Pattani avait refusé
d'envoyer à Avuthia le tribut annuel d'une fleur d'or, que l'on exigeait de
chaque État vassal et, d'ici peu de temps, les régiments royaux d'éléphants de
guerre arriveraient du Siam pour la chasser. Voilà deux mois à peine, le
capitaine Alvarez, émissaire secret de Phaulkon à la cour de Pattani, avait
annoncé que...
Phaulkon se mit à rire tout haut. L'évocation de la
triste situation d'Alvarez le mettait encore en joie. Pauvre Alvarez ! Il
s'était vanté une fois de trop de ses conquêtes amoureuses. L'impérieuse reine
de Pattani, dont les désirs dépassaient largement les frontières de son
minuscule royaume, s'était entichée du beau marin portugais que lui avait
envoyé Phaulkon pour discuter les termes de cette dangereuse entreprise : elle
l'avait obligé à rester avec elle dans le cadre de l'échange. Dans le message
désespéré apporté jusqu'à Avuthia par un jésuite itinérant, le père Coelho,
Alvarez s'était lamenté sur son triste sort : la reine le gardait nu dans sa
chambre, en laisse comme un chien, et avait ordonné qu'on le nourrisse
d'abondantes quantités de viande saignante pour entretenir sa virilité et qu'on
lui donne de bonnes doses d'opium pour atténuer sa résistance. Alvarez était si
préoccupé de son infortune qu'il en avait presque oublié de mentionner la somme
prodigieuse que la reine rebelle avait accepté de paver pour l'achat des
canons.
Plus qu'assez pour réaliser mon plan auquel je tiens
tant, songea Phaulkon. Il ne restait que quatre mois avant le rendez-vous avec
Samuel White à Mergui, le grand port occidental du Siam sur le golfe du
Bengale. Quand Samuel, flibustier et habile négociant, atteindrait Mergui avec
un grand navire de commerce « emprunté » à la Compagnie des Indes orientales à
Madras, Phaulkon devrait tenir prête la marchandise qui ferait leur fortune en
Perse : soies et poteries chinoises, paravents japonais, bois parfumés et
pierres précieuses du Siam, autant de produits très recherchés à l'opulente
cour des shahs. La vente des canons de contrebande à l'excentrique reine de
Pat-tani fournirait l'or qui permettrait d'acheter la cargaison destinée au
vaisseau de Sam White.
Le temps comptait : l'arrivée de Sam à Mergui et son
départ étaient liés aux marées du golfe du Bengale et son navire ne pourrait
faire qu'une brève escale.
« Combien de temps faudra-t-il aux armées siamoises pour
chasser la reine ? demanda Burnabv, toujours sceptique, dès que Phaulkon lui
eut traduit le message d'Alvarez. Quand elles arriveront, ne pensez-vous pas
qu'elles seront curieuses de découvrir auprès de qui elle s'est procuré ses
canons ? »
Mais le plan de Phaulkon était minutieux. « Auprès de
moi, Jan Federman, libre marchand hollandais de Bantam. C'est le nom qu'Alvarez
a mentionné à la reine. Quand les Siamois reconnaîtront le poinçon hollandais,
ils ne douteront pas un instant qu'il y a là-dessous ces traîtres de
Hollandais. » Tout le monde savait que les autorités siamoises avaient suivi
avec une inquiétude croissante la progression des Hollandais : à la recherche
de colonies, ils avaient mis la main sur de vastes étendues de Java et de
Sumatra, sur les riches îles à épices des Moluques, sur les fertiles îles
Célèbes et maintenant, encore plus près, sur la province de Malacca, à
l'extrémité sud-ouest de l'archipel malais. Personne dans les milieux gouvernementaux
d'Ayuthia ne doutait que les avides Hollandais avaient des vues sur le Siam.
Quelle protection cent mille éléphants de guerre de Sa Majesté siamoise
apporterait-elle contre l'artillerie et les navires de guerre des
Provinces-Unies ? Bien faible, se dit Phaulkon. Seules la diplomatie et
d'habiles manœuvres politiques pourraient permettre de prendre l'avantage sur
les Hollandais. Voilà pourquoi Jan Federman, marchand hollandais fictif,
devrait fournir ces canons aux rebelles de Pattani : jamais on ne soupçonnerait
Constantin Phaulkon, directeur adjoint de la Compa-gnie britannique des Indes
orientales. C'était un plan risqué, mais dont la réussite l'enrichirait au-delà
de ses rêves et lui permettrait de mettre en action ses plans politiques — « si
les dieux, le temps et les maudits Malais le permettent », grommela-t-il en son
for
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