Le faucon du siam
rivière. Peu de gens
étaient dehors : on ne voyait guère qu'un pêcheur de loin en loin qui, de l'eau
jusqu'aux genoux, lançait son filet dans le fleuve. Les Siamois, toujours
préoccupés par la présence des esprits, ne s'aventuraient pas dehors une fois
la nuit tombée, à moins que ce ne fût absolument nécessaire. L'absence d'êtres
humains était toutefois largement compensée par le chœur des rumeurs de la nuit
: coassements des grenouilles, crissements des criquets, bourdonnements des
moustiques qui s'abattaient avec avidité sur les poignets et les chevilles des
voyageurs.
Leur course ne se trouvait pas facilitée par Potts : il
ne cessait de trébucher et de laisser tomber sa torche, lançant une bordée
d'injures chaque fois qu'il faisait un faux pas. À un moment, il bondit pour
éviter l'attaque d'une bête sauvage : c'était un chien errant, encore plus
effrayé que lui.
Il fallait normalement cinq minutes pour faire le trajet,
mais cela leur prit une bonne demi-heure et, quand ils arrivèrent enfin à la
factorerie, Potts, hors d'haleine, s'assit au pied d'un arbre et refusa de
bouger.
La factorerie se composait d'un vaste entrepôt en bois
avec quelques pièces plus petites servant de bureaux. La factorerie
hollandaise, au contraire, était un imposant bâtiment de brique entouré d'un
certain nombre de petites constructions, elles aussi en brique : Phaulkon avait
depuis longtemps l'ambition d'aménager la factorerie anglaise pour l'amener au
niveau de sa rivale. Un garde indien, armé d'un mousquet, était en faction
devant la porte et leur barra le chemin. Il s'écarta rapidement en
reconnaissant Phaulkon. Avec Potts sur ses talons qui lui soufflait dans le cou,
Phaulkon introduisit une grosse clé dans la serrure et la tourna. Il
s'interrogeait encore sur la meilleure façon d'affronter la situation. Les
livres de comptes, il le savait, étaient enfermés dans le bureau de Burnaby et,
même s'il en possédait une clé, il n'avait aucune intention de l'ouvrir. Non
seulement les livres étaient loin d'être à jour, mais une partie de
l'inventaire de l'entrepôt, qui renfermait des marchandises amassées aussi bien
par Burnaby que par lui-même pour des opérations personnelles, et restées là
depuis leur expédition à Ligor, n'y figurerait même pas. Il avait compté
remettre de l'ordre dans les livres après l'agitation qui avait entouré la
visite de l'ambassadeur chinois. L'arrivée de Potts suivenait au plus mauvais
moment. Quelques jours encore et...
« Où sont les livres ? » interrogea Potts en inspectant
une pile de caisses à la lueur de sa torche. Il semblait avoir trouvé un second
souffle.
« Là-dedans », répondit Phaulkon en désignant le bureau
de Burnaby.
Potts s'approcha et essaya d'ouvrir la porte.
« C'est fermé à clé.
— À clé? s'écria Phaulkon l'air surpris. Je ne peux
pas le croire. » Il essaya à son tour. « Bon sang, et moi qui avais demandé
tout exprès à M. Burnaby de ne pas mettre le verrou au cas où j'aurais besoin
de quelque chose en son absence.
— Pourquoi ne vous a-t-il pas laissé la clé? demanda
Potts, méfiant.
— Il ne se sépare jamais d'aucune de ses clés,
expli-
qua Phaulkon. Mais il m'avait promis de laisser cette
porte-là ouverte. »
Potts le dévisagea derrière sa torche. Appelez le garde,
ordonna-t-il. Nous allons enfoncer la porte.
— Monsieur Potts, je vous supplie de réfléchir. On
attend d'un moment à l'autre le retour de M. Burnaby et les serruriers sont
difficiles à trouver ici. Nous avons besoin d'un bureau qui ferme bien. »
Une lueur rusée s'alluma dans les yeux de Potts. « Vous
m'avez entendu, monsieur Phaulkon. Enfoncez la porte. »
Phaulkon le regarda. Rien n'arrêterait ce fou, se dit-il.
Même si l'expédition en Perse échoue, j'aurai peut-être encore besoin des
Anglais. Je suis fichu si Potts voit les livres, fichu également si je
l'empêche de les consulter. Mais des deux solutions la seconde est encore la
meilleure. Mieux vaut le soupçon que la certitude.
« Je crains, monsieur Potts, que, compte tenu du retour
imminent de M. Burnaby, je ne doive considérer votre demande comme
déraisonnable. Vous pourrez me citer dans votre rapport si vous le souhaitez.
— Vous me refusez l'accès de ce bureau ?
— Je refuse d'enfoncer au milieu de la nuit une
porte qu'il sera très compliqué de réparer et qui, pour des raisons de
sécurité, doit rester fermée à clé. »
Potts
Weitere Kostenlose Bücher