Le faucon du siam
lointain... »
Phaulkon marchait lentement, perdu dans ses pensées,
alors qu'il traversait les jardins et les cours successifs. Il n'avait même pas
remarqué les murmures autour de lui, les regards furtifs lancés dans sa
direction, ni même le garde qui le suivait discrètement à distance
respectueuse. Quand il déboucha dans la dernière cour, son attention fut
attirée par un murmure de voix admiratives. Apercevant son chapeau conique, un
groupe de courtisans se prosternait devant lui. Il comprit soudain toute
l'étendue de sa promotion : il était devenu un noble titré de la cour de Siam.
31
Aarnout Faa vérifia une dernière fois qu'il avait bien le
document dans sa poche et ordonna aux bateliers de l'attendre. Il grimpa sur la
berge et s'engagea d'un pas résolu sur le chemin qui menait aux prisons
publiques. Jamais encore il n'avait visité ce quartier de la ville mais il
savait que la prison était située quelque part de l'autre côté du marché du soir.
Aucun Hollandais n'y avait été incarcéré depuis qu'il était directeur,
songea-t-il avec une certaine satisfaction, même si jadis une poignée de ses
compatriotes avaient été contraints d'y languir, presque toujours en raison
d'un excès de boisson, se rappela-t-il. Il y avait cet imbécile de Seegfeld
qui, à la suite d'un pari, avait caressé la tête d'un moine qui passait. On
racontait
son histoire en guise d'avertissement à tout nouveau venu
au Siam. L'homme était apparemment presque trop ivre pour tenir debout. Il
avait peut-être gagné son pari stupide, mais il l'avait payé cher. À plusieurs
reprises, et de plus en plus haut, on lui avait fait tomber sur la tête une
épée bien aiguisée, jusqu'au moment où il avait eu le crâne entaillé presque
jusqu'à l'os. Son geste avait aussi laissé une profonde blessure dans les
relations hollando-siamoises : une blessure qui avait mis des années à
cicatriser. Il y avait certaines croyances que les Siamois tenaient pour
inviolables et la sainteté de l'état monastique en faisait partie. Les moines
en robe safran étaient d'ailleurs les seuls dont on n'exigeait pas qu'ils se
prosternent devant le roi.
Il avait fallu à Aarnout Faa plusieurs visites au
Barcalon pour faire un peu progresser l'affaire Samuel Potts. Même si le
Premier ministre avait obstinément refusé de prêter l'oreille à toute demande
de libération, l'insistance de Faa avait fini par être récompensée : on lui
avait octroyé un laissez-passer pour visiter le prisonnier. Il avait un besoin
urgent de la signature de Potts sur le document qu'il avait dans sa poche. Le Kurfendam aurait déjà dû appareiller depuis deux jours pour Batavia. Faa avait retenu le
navire tout en s'efforçant d'obtenir l'autorisation de se rendre à la prison.
Le directeur était un homme ponctuel et chaque minute venant retarder le départ
du navire lui avait causé une angoisse supplémentaire.
Il passa devant le mur incurvé du marché et déboucha sur
une place, où il demeura immobile. Devant lui, une foule nombreuse était
rassemblée pour contempler le spectacle inhabituel d'un prisonnier farang.
Potts avait la tête enfermée dans ce qui ressemblait à deux barreaux d'échelle
soutenus à chaque extrémité par de lourdes poutres : l'instrument empêchait
tout mouvement de la tête et causait à la victime un terrible inconfort.
Inutile d'incarcérer ce genre de prisonnier, ni de le garder. Il était libre de
circuler : ça ne l'avançait pas à grand-chose. Les yeux injectés de sang de
Potts exprimaient un profond désespoir, comme s'il avait perdu toute envie de
lutter. Pouvait-il s'agir du même homme qui, moins d'une semaine auparavant,
était entré dans son bureau d'un pas plein d'assurance? Le directeur frémit en
s'appro-chant du prisonnier.
« Monsieur Potts, je suis infiniment navré de vous voir
dans cet état, commença-t-il avec un accent de sincère compassion. Je tiens à
vous faire savoir qu'à l'exception d'une déclaration de guerre en bonne et due
forme je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour obtenir votre libération. Il
semble que le crime dont on vous a accusé à tort soit de ceux que les autorités
siamoises prennent très au sérieux. Elles hésitent pour l'instant à créer un
précédent en vous relâchant. »
L'air absent, Samuel Potts regardait fixement devant lui.
Il ne manifestait aucun signe montrant qu'il avait entendu les propos du
Hollandais, ni même qu'il ait remarqué sa
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