Le faucon du siam
seconde, il crut apercevoir le rivage, il imagina même qu'il y
avait des gens là-bas : des mains qui se tendaient vers lui. Il s'efforça de
mieux regarder, mais ses forces l'abandonnèrent. L'eau salée lui envahit la
gorge, il s'étrangla dans cette âcre douceur.
Puis l'océan vorace le reprit et un courant irrésistible
l'emporta. Un instant, il connut la griserie de l'abandon. La paix. Il ne
voulait plus lutter. Il cédait à la puissance de la mer et la laissait
l'entraîner à son gré.
Le courant l'emportait vers le large quand Phaulkon
repéra une énorme lame de fond qui fonçait vers lui, grossissant à mesure
qu'elle approchait. Dans un dernier sursaut, la colère le reprit, ainsi que
l'envie de vivre. Il ne pouvait pas mourir ici, pas maintenant, alors qu'il
avait encore tant à accomplir. C'était terrifiant d'être aspiré par la vague
géante, mais il se laissa entraîner à toute vitesse et fila vers le rivage sur
la crête écumante. Elle le portait de plus en plus vers l'avant : il comprit
alors que si plus loin il y avait des rochers, il allait se fracasser sur eux.
Mais renoncer maintenant, c'était se vouer à une mort certaine. Il fallait se
laisser entraîner jusqu'au bout.
La vague se brisa et le projeta sur une surface dure : le
rugissement qui retentissait à ses oreilles était effrayant et il crut qu'il
était mort.
Des mains l'empoignèrent, le relâchèrent et il avala
d'énormes quantités d'eau. Comme un grand poisson pris à l'hameçon, il se
souleva une dernière fois, fut projeté en l'air, et se retrouva le nez dans le
sable. Après cela, plus rien.
3
Prostré, Phaulkon leva respectueusement les yeux vers le
puissant personnage, l'homme qui pouvait l'anéantir. C'était le Premier
ministre du roi de Siam, responsable du Trésor et des Affaires étrangères :
pour tous les farangs, il était connu sous le nom de Grand Barcalon.
Le Barcalon était allongé à la manière des aristocrates
siamois, prenant appui sur un montant vertical, les deux jambes élégamment
repliées sous lui. De loin, il semblait emboîté sur son estrade de bois noir
laqué installée au fond de la spacieuse salle d'audience lambrissée. Les
montants savamment travaillés de cette estrade s'achevaient par des garudas
sculptés, les oiseaux mythiques du Siam. Les doigts effilés de la main libre du
potentat, étincelants de bagues, pianotaient doucement sur la tête des oiseaux.
On ne lui avait jamais coupé les ongles et, même à cette
distance, cette longue excroissance était clairement visible. C'était le signe
qu'il appartenait à la classe dirigeante et un éclatant rappel qu'il ne s'était
jamais abaissé à des tâches serviles.
Le Grand Barcalon paraissait grand pour un Siamois et
d'une élégance royale. Il avait une verrue sur la joue droite où poussait un
unique poil que l'on avait laissé se développer sans le couper. Le nez droit et
aristocratique, les cheveux bruns et brillants, des oreilles plus larges que
celles d'un Européen. Le visage lisse et imberbe, avec une peau plus claire que
celle d'un Indien et moins jaune que celle d'un Chinois. Il observait Phaulkon
d'un regard acéré qui évoquait d'impitoyables châtiments pour quiconque était
déclaré coupable.
Il était vêtu d'un panung, le vêtement siamois de coton
descendant jusqu'aux genoux, passant entre les cuisses et noué devant. Il
portait par-dessus une tunique richement brodée et sans col avec de larges
manches trois quarts et des boutons d'or. Les parements brodés indiquaient
qu'il s'agissait d'un cadeau de Sa Majesté le roi que l'on ne pouvait porter
que par permission royale et quand on traitait des affaires officielles.
Un somptueux tapis persan ornait le sol autour de lui. À
son côté, un crachoir en cuivre.
Dans l'ombre, derrière le Barcalon, un groupe d'esclaves
tremblants attendait un signe de leur maître. La chaleur était accablante et,
chaque fois que le Barcalon levait la main, ils s'avançaient à quatre pattes
pour l'éventer. D'autres rampaient pour lui tendre humblement sa boîte à bétel
incrustée de diamants. D'autres encore soulevaient de temps en temps jusqu'à sa
bouche son narguilé de cuivre.
Phaulkon ne put maîtriser un frisson. En Angleterre, cet
homme serait considéré comme le Premier ministre. Le Barcalon faisait deux fois
par jour son rapport à Sa Majesté sur les affaires de l'État, en prenant bien
soin de ne pas omettre le moindre détail. Il était directement
Weitere Kostenlose Bücher