Le faucon du siam
comme des
bêtes enchaînées soudain libérées. A la façon bouddhiste, ils joignirent
respectueusement les mains devant leur front et s'inclinèrent devant Phaulkon
comme pour lui demander pardon de la souffrance qu'ils allaient lui infliger.
L'un d'eux bloqua par-derrière les bras du Grec tandis que l'autre déployait
sur une serviette tout un assortiment de lames de bambou acérées. Il en choisit
une et en tâta la pointe. Puis il se leva, se tourna vers Phaulkon et promena
nonchalamment l'aiguille de bambou devant les veux de sa victime, comme pour
s'assurer au préalable de son approbation.
Le second bourreau rampa alors jusqu'au Barcalon et lui
présenta la lame de bambou. Le Barcalon l'examina, en tâta le bout de son doigt
et eut un sourire approbateur. Derrière lui, les serviteurs accroupis sourirent
comme leur maître. Ces sourires se transformèrent en rire et bientôt la salle
retentit de joyeux éclats.
Le bourreau recula en rampant et se tourna pour
s'incliner une dernière fois devant Phaulkon. Puis, lui tenant solidement le cou
d'une main, il perça la peau de la nuque pour y insérer lentement l'aiguille de
bambou. Phaulkon eut beau se rappeler George White lui disant que l'on ne
criait jamais sous la torture au Siam, il ne put réprimer un hurlement.
Il se redressa brusquement et cligna des yeux, tous ses
nerfs tendus, la sueur ruisselant sur son visage et sur son cou. Dieu merci, ce
n'avait été qu'un rêve. Pourtant, la vague forme du bourreau planait encore
au-dessus de lui et semblait s'apprêter à lui planter la lame de bambou dans
l'aine. Phaulkon sentait son cœur battre à tout rompre. Déconcerté, il vit
soudain se préciser la silhouette. Les traits d'une jeune fille, penchée sur
son bas ventre et renouant nerveusement les pans de son panung, se précisèrent
peu à peu. La curiosité avait dû l'emporter chez elle. Se sachant découverte,
elle eut un sourire coupable révélant une rangée de dents bien droites noircies
par la constante mastication de noix de bétel. Ses épais cheveux noirs étaient
coupés court à la façon paysanne. Pas une ride n'abîmait son visage dont la
peau avait une magnifique nuance de teck clair. Elle portait un simple panung
bleu et son torse était dénudé, à l'exception d'une échaipe de couleur vive qui
pendait sur ses seins — non pas par pudeur, il le savait : la plupart des
paysannes allaient les seins nus. C'était l'amour des couleurs qui en incitait
certaines à porter ce vêtement supplémentaire.
Ses longs doigts effilés effleurèrent avec douceur ses
épaules, en le repoussant sur les coussins. Il sentait son torse, son bas
ventre et l'intérieur de ses cuisses trempés. Elle entreprit d'éponger son
corps moite. Une vague de soulagement l'engloutit.
Un flot de souvenirs lui revenait soudain. Il sentait les
vagues le frapper et le pousser vers le fond de l'océan. Il voyait des mains
tendues vers lui.
Il se rassit péniblement et bougea tour à tour les bras
et les jambes pour tâter chacun de ses membres. Miraculeusement, et malgré de
multiples contusions, il n'avait apparemment rien de cassé.
La fille lui désignait un petit plateau de porcelaine où
étaient disposés des légumes, du riz, du poisson salé et un assortiment de
fruits frais : ananas, bananes miniatures et papayes. Mais il secoua la tête et
jeta péniblement un coup d'œil autour de lui.
Les détails de la pièce se précisèrent lentement. À peine
meublée : un petit paravent de bambou, une grande jatte d'eau en terre cuite
décorée de dragons, une épaisse natte en jonc et les coussins sur lesquels il
était allongé. Des cloisons de bois et deux panneaux faisant office de porte
étaient ouverts, laissant filtrer une brise bienfaisante. Le soleil entrait à
flots et l'on entendait les cris des enfants qui jouaient dehors. D'un côté de
sa natte, des fleurs fraîches étaient disposées dans un élégant vase blanc et,
de l'autre côté, un pot de thé de Chine au milieu d'un plateau posé sur le sol,
auprès des aliments.
La fille agitait maintenant devant lui un éventail de
bambou recouvert de papier de riz et il se rallongea, savourant l'air frais et
s'efforçant de rassembler ses pensées.
Il se demandait avec angoisse si les autres avaient
survécu et ce qu'il était advenu des canons. Puis il se rappela le rendez-vous
avec Samuel White et son cœur se serra. Comment allait-il maintenant se
procurer des marchandises pour remplir le navire de
Weitere Kostenlose Bücher