Le faucon du siam
du
gouverneur de Ligor. Rajatkan désignait Son Excellence le gouverneur. Au Siam,
les noms étaient moins importants que le titre. Ainsi le gouverneur n etait-il
connu que par son rang et par son titre.
La fille mélangea un morceau de poisson salé avec du riz
et des légumes et, lui tendant une petite cuiller en coquillage, approcha le
bol de la bouche de Phaulkon.
L'appétit de celui-ci s'accrut avec la première bouchée
et, malgré ses mâchoires endolories, il parvint à tout avaler.
Ravie de son exploit, la jeune fille joignit les mains
devant son front avant de se lever pour aller chercher d'autres plats. Il se
rallongea, agréablement rassasié et envahi d'une douce somnolence. Le bruit des
enfants qui jouaient entrait par la porte ouverte. Il ferma les yeux et ses
pensées revinrent à sa propre enfance...
Il avait huit ans et courait tout excité jusqu'au grand
rocher, comme il l'avait fait chaque jour, aussi loin que remontaient ses
souvenirs. Il grimpait jusqu'au sommet et contemplait l'étendue bleue de la
Méditerranée. Il attendait avec impatience. Puis, peu à peu, le grand paysage
marin commençait à s'ouvrir : des îles mvthiques émergeaient de l'océan. Le
rivage avec des palais mauresques tout blancs et des pagodes chinoises rouges
se dessinait devant ses yeux. Il attendit encore un peu : la vision des îles
disparut de nouveau dans l'océan et la mer reprit sa place. Ce n'était que le
lendemain, à la même heure, que les îles se montreraient de nouveau : pour lui
seul et son imagination.
Il redescendit du rocher. Ce serait bientôt le soir,
quand les marins reviennent à terre pour raconter leurs récits devant une
interminable succession de verres d'ouzo, à la taverne de son père, sur le
quai. Il suivit le dédale des petites rues étroites et déboucha sur le port où
le long du quai s'alignaient des rangées de maisons blanches et toutes
identiques. Il jeta un coup d'œil vers la chambre, au-dessus de la taverne,
qu'il partageait avec ses deux sœurs et un petit frère, et il soupira. Il vit
un prêtre orthodoxe barbu en longue robe noire et chapeau noir entrer dans la
chapelle couronnée d'une coupole blanche là-haut sur la colline. Rien ne
changeait jamais ici, rien sauf les saisons.
On sentait déjà dans l'air les premiers froids de
l'automne lorsqu'il ouvrit la porte et avança d'un pas hésitant dans la taverne
bruyante. Il jeta autour de lui un regard inquiet. Son père lui avait interdit
d'entrer ici et, si on le voyait, il recevrait une bonne correction. Mais, pour
l'instant, son père n'était pas là. Il y avait encore plus de bruit que
d'habitude et, bien qu'il fût encore tôt, toutes les tables étaient occupées.
Suivant le regard joyeux des marins, il découvrit la source de toute cette
agitation. Une vieille femme rabougrie, vêtue de l'inévitable robe noire, le
visage plus ridé qu'une toile d'araignée, était plantée au milieu de la foule
et disait la bonne aventure.
Un groupe d'habitués vit entrer le jeune garçon. « Tiens,
c'est le petit Costas, le fils du patron. Que cette vieille chouette dise donc
l'avenir à ce jeune homme ! » Tout le monde se mit à rire. « Et si on mettait
chacun sa pièce? » cria l'un d'eux, un barbu avec une casquette de marin.
Plusieurs exprimèrent leur approbation, ralliant tout le monde à cette idée.
« Allons, grand-mère, dit le barbu en levant la main pour
réclamer le silence. Raconte à ce garçon ce que l'avenir lui réserve. Mais
tâche que ça en vaille la peine, car on s'est tous cotisés pour te payer! »
Les rires redoublèrent tandis que Costas cherchait en
vain un endroit où se cacher. Si jamais son père apprenait ça... Une main
soudain le saisit par le col et il sentit son cœur se serrer. Mais ce n'était
que le marin barbu qui l'empoignait pour le déposer sur une table au milieu de
la salle. « Place, place, déblayez le terrain », rugit-il.
On débarrassa les chopes et les verres qui encombraient
la table pour y installer Costas qui se sentait nerveux et gêné. Le silence se
fit dans la salle. La vieille bohémienne prit entre ses mains osseuses la paume
tremblante du jeune garçon et la contempla longuement. D'un doigt elle suivait
les lignes et ouvrit bientôt de grands yeux. Elle jeta finalement un regard
dédaigneux autour d'elle, comme pour faire comprendre aux spectateurs qu'auprès
de ce jeune garçon ils n'étaient que de la racaille.
« Écoutez bien, commença-t-elle, ce garçon a
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