Le faucon du siam
Maures, renchérit Fawzi Ali en tirant nerveusement sur son narguilé. Mais
pourquoi? Quel est l'avantage de nous remplacer par des farangs ?
— Peut-être Sa Majesté veut-elle promouvoir les
infidèles anglais pour faire obstacle aux Hollandais. » Farouk Radwan gratta
son abondante barbe noire et cracha dans un bassinet de cuivre posé auprès de
lui.
« Ou encore, dit l'Oc-Ya en promenant lentement son
regard autour de lui, peut-être le gouvernement siamois a-t-il découvert
l'étendue des bénéfices que nous avons récoltés. » Il marqua un temps. « Tout
semble l'indiquer. »
Le silence s'appesantit sur l'assemblée. L'Oc-Ya venait
d'exprimer le soupçon présent dans tous les esprits. Le gouvernement siamois
avait fini par en avoir assez. Il allait supprimer leur monopole séculaire.
« Il nous faut éliminer la cause du problème : Phaulkon.
En le supprimant, vous supprimez la source de nos ennuis. Qui a remplacé Rachid
au département des Banquets ? Qui a organisé la mission commerciale en Perse?
Qui a été promu mandarin? Qui a, de plus en plus, l'oreille du roi?
— Éliminer un homme ne suffit pas, mon frère. » La voix
grave et gutturale retint aussitôt l'attention de tous. Tous les regards se
tournèrent vers le prince Daï, chef héréditaire des Macassars. C'était la
première fois qu'il intervenait. Il était grand et majestueux, avec des traits
malais prononcés et des joues brunes imberbes. Seule une moustache couvrait sa
lèvre supérieure. Sur un côté du cou, il portait la cicatrice d'une blessure
causée par une balle hollandaise. Il était assis très raide, la tête droite, le
regard assuré. Il parut se replonger dans ses pensées et nul n'osa
l'interrompre.
Lorsque le prince avait atteint ces rivages pour chercher
asile, le roi de Siam les avait accueillis gracieusement, lui et son peuple :
il leur avait donné des terres sur lesquelles bâtir leur camp. Le prince et ses
hommes s'étaient mis au travail avec une ardeur fébrile : défrichant la forêt
vierge, ils avaient bâti leur village, comme si cela suffisait à faire oublier
la perte honteuse de leur chère patrie. Les cabanes de bois étaient simples
mais convenables, et chaque homme avait un toit. Le prince Daï avait admiré
jadis la générosité et les qualités de guerrier de ce roi de Siam qui, dans sa
jeunesse, se lançait hardiment dans la bataille, monté sur un éléphant royal
pour affronter l'ennemi birman. Mais le roi aujourd'hui vieillissait : il
commençait à s'associer avec des hommes blancs. Le prince Daï ne le savait que
trop : c'était le commencement de la faiblesse. Combien de fois ne l'avait-il
pas constaté dans son pays natal? Les princes javanais, qui avaient commercé
avec les Hollandais païens et s'étaient liés d'amitié avec eux, s'étaient
réveillés un
beau matin pour découvrir l'homme blanc assis sur leur
trône.
Pas un jour ne s'écoulait sans qu'il pensât à l'ignominie
que lui avaient infligée ces Hollandais en envahissant ses Célèbes bien-aimées,
ces abominables lâches blancs qui s'abritaient derrière leurs fusils et ne
savaient pas se battre comme des hommes. Le prince Dai méprisait les armes
modernes. Il ne croyait qu'au courage physique et à l'habileté à manier le
kriss. Quelle satisfaction pouvait-on trouver à presser une détente et à voir
tomber de loin un homme sans même un affrontement? L'homme qui tirait au fusil
était tout autant perdant que l'homme qui tombait.
Et voilà qu'aujourd'hui, à l'ouest du Siam, les élus
d'Allah commençaient à perdre leurs positions : avant longtemps les infidèles
allaient les remplacer dans tout le pays. De toute évidence, les jours des
musulmans au Siam étaient comptés, sauf si les Macassars se levaient pour défendre
la parole d'Allah. Lentement, son regard parcourut les Maures assemblés.
« Il n'y a qu'une solution, mes frères. » Ses lèvres
esquissèrent un mince sourire. « La guerre. » Le silence se fit autour de lui.
« Assassiner Phaulkon ne serait qu'une mesure provisoire. D'autres farangs
auraient tôt fait de le remplacer. C'est toute la fraternité musulmane qui est
menacée. Si nous voulons survivre, il nous faut faire plus que supprimer
seulement un homme.
— Mais, Votre Altesse, même si nous parvenions à renverser
le gouvernement du Siam, combien de temps pourrions-nous régner à sa place? La
population est presque entièrement bouddhiste et les Siamois, jusqu'au dernier,
adorent leur
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