Le faucon du siam
gâteaux et de fruits. Le gouverneur s'agenouilla alors
devant l'éléphant et brandit les offrandes dans sa direction. L'animal dévora
avec avidité ce qu'on lui proposait, balayant de deux coups de trompe rapides
le contenu des plateaux sur lesquels des esclaves s'empressèrent d'entasser de nouvelles
friandises.
Pour la première fois sous les yeux de ses courtisans, le
gouverneur se retira, rampant à reculons par égard pour le haut rang de ce
prince des animaux. C'était maintenant au tour du Palat d'apporter son offr
ande. Mais voilà qu'à la consternation de la foule Ivatt s'avança soudain,
briguant apparemment l'honneur de servir l'offrande suivante. Déconcerté, le
Palat se tourna vers le gouverneur qui reculait toujours, pour solliciter son
avis. En même temps, devant ce manquement inattendu au protocole, deux gardes
s'avancèrent, la main sur le pommeau de leur épée. Toute la Cour était
pétrifiée.
Ivatt fit aux gardes un sourire rassurant avant de se
prosterner devant l'éléphant dans une attitude de prière. Puis il entreprit
d'imiter les appels des femelles en chaleur qu'il avait si souvent entendus
dans la ménagerie. Poliment, il prit la coupe des mains du Palat encore
déconcerté et rampa un peu plus avant jusqu'à se trouver pratiquement sous le
ventre du grand animal. Un des gardes dégaina son épée et marcha sur Ivatt.
Mais, chose incroyable, l'éléphant se tourna vers le garde : le soldat
superstitieux s'arrêta net, interloqué et ne sachant que faire. Le gouverneur,
qui entre-temps s'était redressé, demeurait immobile, le regard fixé sur Ivatt.
De son bras libre, Ivatt se mit à caresser avec un bout
de canne à sucre la partie située derrière le genou droit de l'éléphant.
Simultanément, de l'autre main, il présentait le régime de bananes assez bas
afin d'obliger l'éléphant à se pencher pour l'attraper. Puis brusquement, avec
son bout de canne à sucre, il donna à l'animal un grand coup derrière le genou.
À cet instant précis, Phaulkon s'avança. Il s'inclina
devant le gouverneur et se prosterna devant l'éléphant ; par trois fois sa tête
toucha le sol : c'était le salut royal. Au même moment, la bête tomba à genoux
et prit dans sa trompe le régime de bananes. Un silence religieux s'empara des
spectateurs superstitieux qui regardaient, fascinés, Phaulkon et l'animal royal
semblant se rendre un mutuel hommage.
Un instant surpris par la tournure des événements, le
gouverneur tenta d'y remettre un peu d'ordre. Il fit signe à Phaulkon et à
Ivatt de regagner leurs places, puis Son Excellence demanda qu'on lui amène le
jeune fermier qui avait découvert l'animal. Suivant une tradition millénaire,
l'heureux paysan se trouvait désormais dispensé, avec toute sa progéniture, de
tout paiement d'impôts à la Couronne. Il était également dispensé des six mois
de service qu'il devait au roi. Il avait déjà servi un autre prince en le
faisant sortir de la forêt pour lui faire adopter une vie plus confortable et
plus conforme à son rang. Après avoir prodigué ces récompenses, Son Excellence
ordonna qu'on balayât et qu'on aspergeât d'eau bénite les routes que le royal
pachyderme emprunterait pour sortir de la ville. Il conféra aussi à plusieurs
hauts dignitaires le privilège d'éventer l'animal pendant la nuit. Il ordonna
enfin qu'on logeât l'éléphant dans sa plus belle écurie avec des prêtres et des
esclaves pour s'occuper de lui en attendant le voyage d'un mois qui le
conduirait à la capitale.
Le gouverneur estimait désormais qu'il s'était acquitté
de toutes les tâches relevant de son autorité. À Sa Majesté maintenant, se
dit-il, d'anoblir le royal animal, de lui donner un nom imposant tel que «
Gloire de la Terre » ou « Rayonnement du Monde », de poser sur sa tête le
diadème de diamants et de passer des anneaux d'or dans ses royales défenses.
Le mandarin eut un sourire satisfait en songeant à
l'honneur qui venait déchoir à sa province et aux récompenses dont il allait
personnellement bénéficier. Sa Majesté à n'en pas douter lui conférerait
l'ordre de l'Éléphant blanc de première classe, et Ligor allait presque
certainement être désignée comme province de l'année. Peut-être même y
aurait-il une augmentation de son sakdina. Son plaisir s'en trouva accru. Avec
douze mille marques de dignité, il serait non seulement le gouverneur de
province bénéficiant du rang le plus élevé mais, dans tout le
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