Le faucon du siam
déjà
les couloirs étaient plus spacieux, le décor plus impressionnant. Les statues
de bois qui bordaient les couloirs inférieurs avaient cédé la place à d'autres,
en porcelaine bleue et blanche. Les murs peints en blanc étaient remplacés par
des panneaux laqués et les planchers de bois étaient recouverts d'épais tapis
persans qui amortissaient le bruit que faisaient en passant les pages
extérieurs, les esclaves et les eunuques. Çà et là, une fenêtre donnait sur des
ruisseaux étincelants, des jardins soigneusement entretenus, et le soleil de
fin de matinée entrait à flots pour remplacer l'austère éclairage des lanternes
de cuivre des couloirs inférieurs.
Encore une volée de marches et elle parviendrait au
sixième couloir qui desservait les vastes appartements de la reine princesse.
Lek éprouvait toujours un frisson d'appréhension en approchant de ces lieux
vénérables. La reine princesse était sévère et exigeante, et plus encore
récemment, depuis qu'elle se consumait d'amour pour le prince Chao Fa Noi, le
frère cadet du Seigneur de la Vie. Elle était d'humeur imprévisible : plus que
jamais, elle cherchait conseil et consolation dans les aventures de Sita, cette
autre princesse qu'évoquaient les pages du Ramayana.
Lek était la première lectrice de la reine princesse :
même si elle savait qu'elle s'acquittait bien de sa tâche, pour pouvoir se
détendre, elle devait attendre d'avoir passé les premières pages et constaté
que sa maîtresse était fascinée par le récit. Durant les quelques heures
suivantes, la reine princesse allait être plongée dans l'univers que la voix
mélodieuse de Lek recréait pour elle.
D'une main hésitante, la jeune esclave poussa les
panneaux de teck sculptés de la première porte à droite et pénétra dans
l'antichambre. Le grand miroir doré que les prêtres farangs avaient offert à sa
maîtresse était posé au-dessus du coffret ancien à manuscrits, très haut pour
la petite Lek. Elle regarda subrepticement autour d'elle puis se dressa un
instant sur la pointe des pieds pour contempler son image dans le miroir. La
glace lui renvoya le reflet de son visage brun et sans beauté, encadré de
cheveux coupés court. Quelle différence, songea-t-elle, avec le visage soigné
de la reine princesse : celle-ci avait de grands yeux noirs, des cheveux huilés
et parfumés, les lèvres ointes de pommade blanche, et des rubis étincelants
pendaient à ses oreilles. La grande et imposante reine princesse n'avait pas
besoin, elle, de se mettre sur la pointe des pieds pour se regarder dans le
miroir. Il est vrai que le sang le plus noble du pays coulait dans ses veines :
sa mère, la défunte reine Achamalisee, était après tout la sœur de son père.
Depuis la mort de la reine, le Seigneur de la Vie avait jugé bon de l'élever au
rang de reine princesse, en lui confiant toutes les charges de sa défunte mère.
Ainsi, à vingt et un ans, la fille unique du roi était reine souveraine,
régnant sur les cinq cents femmes du palais — concubines, eunuques et esclaves
— et parfois même elle accompagnait le Seigneur de la Vie dans ses
déplacements.
C'était à Sa Majesté qu'incombait le devoir de fixer les
châtiments : elle faisait raser le crâne de certains et trancher les lèvres
d'autres. La fillette tremblait en songeant à son frère Tawee... Depuis quelque
temps, la maîtresse de Lek semblait troublée et la jeune esclave craignait que
le jugement de la princesse ne s'en ressentît. Toutes les femmes de l'entourage
de Sa Majesté en connaissaient la cause, même si personne n'osait en parler
tout haut devant elle. La reine princesse était amoureuse de celui de ses deux
oncles qu'il ne lui fallait pas aimer : Chao Fa Noi était le cadet des frères
du Seigneur de la Vie ; or, c'était l'aîné, Chao Fa Apai Tôt, plus proche par
l'âge du souverain, qui tra-
ditionnellement lui succéderait sur le trône. Le Seigneur
de la Vie s'attendait à voir sa fille unique épouser Chao Fa Apai Tôt, son
successeur légal, et respecter ainsi la tradition.
Lek traversa l'antichambre, approcha de la porte qui
menait aux appartements de sa maîtresse et fut prise d'un frisson involontaire.
Elle aurait préféré ne pas avoir à franchir le seuil aujourd'hui. Il était
devenu si facile de déplaire à la maîtresse! Kalava, l'amie de Lek, jeune
esclave comme elle, qui appliquait sur les ongles de sa maîtresse le vernis
rouge et qui tamponnait le cou royal
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