Le feu de satan
la source de ces ragots qui nous accusent d’adorer des têtes coupées ou d’accomplir des rites innommables. Voici notre grand secret, dont le roi Philippe voudrait bien s’emparer.
Corbett s’assit sur ses talons et approuva ; n’importe quel monarque donnerait une fortune pour ce qu’il venait de contempler. Si Philippe le Bel mettait la main dessus, il l’utiliserait pour renforcer le caractère sacré de sa royauté et, si les circonstances l’exigeaient, le vendrait au plus offrant contre une somme phénoménale. Toute la chrétienté se battrait pour le posséder.
Molay aida Corbett à se relever.
— Seuls quelques élus de notre ordre ont le droit de voir ce que vous avez vu, Sir Hugh. Partez, maintenant, mais ne révélez jamais, jamais rien à quiconque.
Corbett quitta l’humble chapelle qui renfermait un si grand secret et revint à l’hostellerie. Maltote dormait déjà, mais Ranulf se hâta de le féliciter et de le presser de questions. Corbett se borna à secouer la tête avant d’ôter ses bottes et de se coucher en s’enroulant dans sa cape. Ranulf poussa des cris d’orfraie.
— Mais, Messire, vous pouvez me le raconter, tout de même !
Corbett se souleva sur un coude.
— Je vais te dire une chose, Ranulf, et ne me pose pas de questions. Je suis un homme privilégié : en l’espace d’une nuit, j’ai plongé mon regard dans le tréfonds du mal et dans la source de toute lumière. J’ai vu le Ciel et l’Enfer.
Malgré les bougonnements indignés de Ranulf, il se recoucha en priant pour que le jour vienne vite et que cette affaire se termine enfin.
Le lendemain, flanqué de Ranulf et Maltote, il se tenait devant la porte du logis. Le soleil n’avait pas encore percé la brume tenace qui, poussée par un vent coupant, enveloppait les arbres de pans épais et conférait aux jardins un aspect fantomatique. Jacques de Molay avait insisté pour que fussent présents tous les templiers. Ils formaient un carré autour d’une plateforme en bois installée à la hâte, sur laquelle se dressait un billot avec, d’un côté, une grande hache d’armes, et de l’autre, un panier d’osier rempli de son et de sciure. Sur la plate-forme, le grand maître entonna le De Profundis, la prière des morts. Puis il s’écarta devant un soldat qui, vêtu de noir de la tête aux pieds, la face dissimulée sous un masque rouge, montait sur le gibet rudimentaire. Un tambour commença à battre tandis que Legrave, portant une chemise de lin blanc, des chausses et des bottes, apparaissait sur le seuil du logis, escorté par ses gardes. Il était pâle, mais ne trahissait aucune peur. Il monta sur la plate-forme et s’agenouilla devant le billot.
Jacques de Molay s’approcha et lui parla à l’oreille. Le condamné refusa d’un geste avec un faible sourire et ne voulut plus rien écouter. Molay s’éloigna. Le bourreau ligota les mains du traître derrière son dos, et lui posa la tête sur le billot. Legrave resta immobile quelques secondes, le cou tendu, les yeux clos. Puis il releva brusquement la tête. Le bourreau allait l’obliger à reposer sa tête lorsque le grand maître l’en empêcha d’un geste. Legrave regarda d’abord le ciel, puis les nombreux témoins de son supplice.
— La journée promet d’être belle ! dit-il d’une voix claire. Le soleil va se lever et chasser la brume. Mes frères...
Sa voix trembla un peu.
— Mes frères, souvenez-vous de moi.
Il posa sa tête sur le billot, le bourreau rabaissa un peu le col de sa chemise et recula. Le tambour battit à nouveau. La grande hache s’éleva, fendit l’air en étincelant et trancha le cou. Corbett ferma les yeux, murmura une prière et s’en alla en se frayant un chemin parmi l’assistance.
Dans la salle de réception du palais épiscopal, à York, le roi Édouard et John de Warrenne, comte de Surrey, installés sur des coussièges, observaient la scène qui se déroulait dans la cour, en contrebas. Corbett et ses serviteurs harnachaient des chevaux et deux poneys de bât, choisis dans les écuries du roi, en vue de leur voyage de retour dans le sud. Corbett était déjà en selle, le regard rivé sur l’entrée de la cour, perdu dans ses pensées, comme s’il calculait le temps nécessaire pour regagner son manoir de Leighton. Refrénant son irritation, le monarque ouvrit la main et contempla le Sceau privé.
— Sire, je m’en vais, lui avait déclaré Corbett. J’aimerais partir
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