Le Gerfaut
seul le Grand Esprit le guide… et le Grand Esprit veut le sang de ceux qui ont osé abattre son messager favori, le grand oiseau blanc qui se dirigeait vers moi. Alors, moi Hiakin, je dis : demain, quand le soleil quittera son lit de ténèbres, vous, les hommes du sel, entrerez lentement dans le royaume de la Mort, ainsi qu’il convient à des guerriers puisque vous prétendez en être.
Le regard glacé de Gilles se posa, ironique, sur celui du sorcier.
— Tes raisons sont mauvaises, Face d’Ours ! Quant à ce nom de guerrier tu n’as pas l’air d’en comprendre clairement la signification. Les lois de la guerre sont nobles et toi qui ne respectes même pas des parlementaires, tu les ignores. Je saurai, avec l’aide de Dieu… de mon Dieu à côté de qui ton Grand Esprit n’est qu’un apprenti te montrer comment meurt un soldat du roi de France. Tu verras…
Il s’arrêta soudain, le souffle écourté. Le village indien, la rivière bouillonnante qui grondait auprès, le décor de montagnes et jusqu’à cette barrière d’yeux cruels qui se dressait entre lui et la vie, tout disparut comme par magie pour Gilles… Au côté d’Hiakin, surgie de la nuit comme un jour nouveau, une jeune femme venait d’apparaître, une femme si belle que jamais le garçon n’avait imaginé qu’il pût en exister de semblable.
Longue, fine, gracieuse, elle avait un visage de rêve éclairé par des prunelles immenses et d’une étonnante nuance dorée. Entre les cils épais, ils éclataient comme deux lacs d’or clair que faisait ressortir encore la nuance plus chaude de la peau et la fleur sanglante d’une bouche un peu épaisse, entrouverte sur l’éclair blanc des dents et qui était l’image même de la sensualité. La robe blanche ornée de guirlandes de feuilles noires et vertes épousait tellement les courbes de son corps qu’elle semblait peinte dessus. C’était comme un drap mouillé, une seconde peau révélant indiscrètement la longueur des cuisses, les ombres douces des aines et la perfection insolente des seins. Sous le mince bandeau blanc qui les retenait, les tresses brillantes de ses cheveux nocturnes tombaient jusqu’à ses genoux. Elle avait l’allure d’une reine mais le moindre de ses mouvements chantait un poème à la volupté.
Un instant, sans rien dire, elle dévisagea le prisonnier qui la dévorait des yeux. Le désir qu’elle lut sur ces traits soudain vieillis était si évident qu’une flamme chaude monta à ses pommettes et ce fut à regret qu’enfin elle détourna les yeux.
— Pourquoi tant de hâte, Hiakin ? fit-elle en anglais elle aussi. Ces hommes ont commis une grande faute mais c’est Sagoyewatha qu’ils souhaitaient rencontrer. Tu pourrais au moins attendre son retour pour les mettre à mort… ou bien as-tu oublié que tu n’es pas le chef ?
Sa voix était basse, grave avec des inflexions rauques qui lui donnaient un charme étrange sans rien enlever cependant à l’ironie légèrement méprisante du ton.
— Je suis le seul maître en son absence, riposta l’autre ! Sagoyewatha l’a proclamé, Sitapanoki ! Et toi, son épouse bien-aimée, tu devrais le savoir mieux que quiconque. En outre, ces hommes ont tué l’oiseau qui frappe comme la foudre. Personne, ici, ne comprendrait qu’ils ne fussent pas mis à mort sans autre délai que celui imposé par nos coutumes.
Un bref sourire moqueur fit étinceler les petites dents blanches de la belle Indienne.
— Ils comprendraient très bien si tu prenais la peine de leur expliquer, Hiakin ! Ils croient chaque parole qui tombe de ta bouche… car ils pensent qu’elles sont toutes inspirées par le Grand Esprit… même si ce n’est pas le cas ! Moi, en tout cas, je n’ai pas besoin du Grand Esprit pour te prédire que mon Vaillant époux ne sera pas content de ne retrouver que des carcasses pourries là où il y avait peut-être des ambassadeurs…
— Ton vaillant époux est un faible beaucoup trop enclin à écouter les paroles mielleuses de ses ennemis. Il vaut mieux que ceux-là disparaissent. Et je ne crains pas sa colère. Rentre chez toi, femme ! Demain, si tu le désires tu pourras prendre ta part de la fête avec les autres squaws.
La colère illumina soudain les grands yeux d’or liquide.
— Je ne suis pas une squaw comme les autres, Hiakin. Et je ne te permets pas de l’oublier. Cet homme est un Français et une longue amitié a jadis unis ses ancêtres et les miens
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