Le Gerfaut
sa carabine. Son geste fut aussi rapide que l’avait été l’attaque du rapace. Il épaula, tira presque sans viser. La détonation, répercutée par la montagne, fit un bruit énorme mais le gerfaut lâchant sa victime s’abattit sur le sol.
— Joli coup ! apprécia Tim. Mais maintenant les ennuis vont commencer… Si nous avions espéré une arrivée discrète il faut y renoncer. Tout le camp est déjà sur le pied de guerre.
Mais Gilles ne l’écoutait pas. Au risque de se rompre le cou, il avait éperonné son cheval et dévalait à fond de train la pente raide qui aboutissait au champ de maïs. Quelques secondes plus tard il tombait comme la foudre devant le groupe que formaient l’oiseau mort et sa victime. Mais, bizarrement, il n’accorda que peu d’attention à cette dernière, aperçut vaguement un tas de guenilles d’où émergeait un visage gris de crasse, des yeux bleus encore pleins de terreur et une tignasse d’un jaune pisseux tachée de sang,
— Pas trop de mal ? fit-il seulement.
La créature fit signe que non mais déjà il l’avait oubliée. Mettant un genou en terre, il se penchait et, avec des gestes pleins de douceur, il ramassait le gerfaut. L’oiseau avait été tué net mais son corps inerte était encore chaud et à toucher ces plumes douces, tachées de sang, Gilles éprouva une colère mêlée de douleur. Il avait l’impression d’avoir atteint, à travers le beau meurtrier blanc, tous ceux de sa race, d’avoir en quelque sorte démérité. Ils avaient tous été des rapaces, reniant superbement toute pitié, toute entrave à leur plaisir et lui s’était rangé au côté du troupeau indistinct des victimes. Pour un être informe et boueux qu’on lui avait dit être une femme, il avait abattu l’une des plus belles créatures de Dieu, ce signe du destin qui tout à l’heure planait orgueilleusement dans le ciel qui le couvrait, l’ombre même de Taran peut-être…
La grosse patte de Tim secouant son épaule le rendit à la réalité.
— Je crois que tu as signé notre arrêt de mort, murmura l’Américain. Regarde.
Lentement mais sans lâcher l’oiseau qui reposait entre ses mains, Gilles se releva. Perdu dans ses regrets, il n’avait pas vu se refermer sur eux le cercle des guerriers indiens. Armés d’arcs ou de lances ornées de plumes, ils ressemblaient avec leurs peaux luisantes et les peintures noires et blanches qui les décoraient à une fresque peinte sur cuir de Cordoue mais la colère et la haine flambaient dans tous les yeux.
— Essayons toujours de parlementer, soupira Tim.
Se redressant de toute sa taille, il se dirigea vers un homme déjà âgé et qui, portant une sorte de couronne en poils de cerf teints d’écarlate et un collier de dents d’ours semblait un chef. Là, il éleva sa main droite ouverte à la hauteur de ses épaules, lui fit décrire un cercle puis, la refermant à moitié et ne gardant que l’index et le majeur dressés en forme de V, il la fit descendre lentement jusqu’à la hauteur de sa ceinture avant d’entamer un discours parfaitement inintelligible pour Gilles qui se contenta de relever plusieurs fois les noms d’Igrak et de Sagoyewatha.
Cela dura un moment sans que les Sénécas abandonnassent un seul instant leur immobilité de statues méprisantes. Puis, brusquement et alors même que Tim Thocker parlait encore, l’homme à la couronne rouge tendit le bras, pointant impérieusement le doigt vers les deux Blancs. Instantanément, plusieurs paires de mains s’abattirent sur eux, les maîtrisèrent, leur liant les mains derrière le dos avec des liens de chanvre tressé.
— Ton discours n’a pas l’air de plaire beaucoup, persifla Gilles. Nous sommes-nous trompés de tribu ou bien ces gens-là n’aiment-ils pas leurs enfants ? C’est agréable de leur en ramener un…
Igrak, qui d’ailleurs n’avait rien manifesté durant la harangue de Tim, venait enfin de se laisser glisser du cheval et courait vers le vieil Indien, s’efforçant de s’interposer entre les guerriers et ses nouveaux amis et se lançant dans une explication volubile que l’homme, d’ailleurs, accueillit d’un sourire. Posant une main affectueuse sur la tête de l’enfant, il lui adressa quelques paroles mais, malgré ses protestations, ne lui permit pas de rejoindre ceux qu’il défendait si visiblement. Au contraire, il le remit à deux de ses compagnons qui l’entraînèrent vers le camp, vociférant et se
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