Le Gerfaut
une insolente insistance tandis que sa compagne, visiblement ravie de l’aventure, chuchotait quelque chose à son oreille.
— Amen ! fit-elle enfin. Mais la paix des trépassés ne vous autorise pas à m’offrir l’eau bénite ! Je t’en prie, Azénor, cesse de me tourmenter pour que je te présente ce garçon ! ajouta t-elle vivement à l’adresse de son amie. On ne présente pas n’importe qui à une fille de bonne maison ! Quant à vous, Monsieur, je croyais vous avoir dit que je ne tenais pas à ce que vous vous rappeliez mon nom ? À plus forte raison ma personne !
— Mais, enfin, qui est-ce ? insista la jeune Azénor incapable apparemment de contenir sa curiosité, je ne l’ai jamais vu !
— C’est sans importance ! Si tu y tiens vraiment, il s’appelle Gilles Goëlo. C’est un futur curé de campagne, Viens ! Il ne faut pas manquer la procession…
Et elle s’éloigna dans le jour gris, portée par les derniers rugissements de l’orgue.
Gilles ne sut jamais combien de temps il était resté là, debout près de ce bénitier, les pieds rivés aux dalles froides sur lesquelles le vent de pluie chassait quelques feuilles flétries, la main toujours levée, foudroyé par ce dédain avec, dans la poitrine, une masse de plomb…
Peut-être fût-il resté là jusqu’au Jugement dernier si le fracas des cloches et l’attaque d’un cantique par les voix grêles des enfants de chœur ne l’avaient tiré de sa torpeur. Il vit la procession s’avancer vers lui depuis le fond de l’église, la grande croix d’argent qui avançait lentement balancée sur le fond bleu des bannières, les ornements de deuil sur les épaules des prêtres aux visages mornes. Quelque chose se noua dans sa gorge, quelque chose qu’il ne connaissait pas et qui était peut-être de la peur. C’était comme si l’église entamait les funérailles de sa vie et de ses espoirs en lui rappelant son destin.
— Un futur curé de campagne !… Un futur curé de campagne !…
La voix dédaigneuse emplissait ses oreilles, dominant le tumulte du glas, des chœurs et de l’orgue. Alors, emporté par une sorte de panique, il s’enfuit, bousculant les groupes qui, près de l’enclos des morts, attendaient le cortège, et, dévalant la pente raide menant à la rivière, il disparut dans le brouillard de novembre…
En arrivant à la maison, il trouva Rozenn occupée à recouvrir la table d’une nappe blanche sur laquelle, dans un instant elle disposerait le cidre, les crêpes et le lait caillé destinés aux trépassés qui, cette nuit-là, avaient le privilège de revenir sur terre et de retrouver leurs anciens logis. Mais il ne lui prêta aucune attention.
Courant au coffre où il rangeait ses vêtements, il en tira toutes ses affaires, les empila dans un vieux sac de matelot avec des gestes si brusques, des mains si nerveuses que la vieille femme s’inquiéta.
— Sainte Anne bénie ! Que fais-tu là, petit ? Est-ce que tu t’en vas ?
— Oui… Je pars… Tout de suite… Il faut que je m’en aille, que je rentre au collège…
— Mais il n’y a pas de presse ! C’est seulement demain matin que le coche part pour Vannes. Et ta mère…
Il saisit Rozenn aux épaules, embrassa l’une après l’autre ses joues ridées, bousculant la coiffe de mousseline qui glissa en arrière.
— Dis-lui adieu pour moi ! Dis… que je lui écrirai ! Au surplus, cela lui sera égal. Je vais jusqu’à la côte. Dans trois heures la marée sera haute et je trouverai bien un bateau pour me conduire à Vannes ! Dieu te bénisse, ma Rozenn !
Elle eut peur, tout à coup de cette voix saccadée, de ce visage blême, de ces traits tirés où presque rien à cette minute ne restait de l’enfance. Et, nouant ses bras autour de lui, elle essaya de le retenir.
— Gilles ! Mon petit… C’est bien à Vannes que tu vas ? Tu le jures ?
Il eut un petit rire sec, si triste qu’elle eut envie de pleurer.
— À Vannes, oui ! Où veux-tu que j’aille ? Il faut aller au collège, continuer les études. Est-ce que je ne dois pas devenir un jour curé de campagne ? On ne se hâte jamais assez quand un destin si brillant vous attend…
Il s’arracha des bras de la vieille femme. La porte retomba sur sa fuite avec un bruit sourd. Rozenn, les jambes fauchées, alla s’asseoir sur un banc, écoutant décroître au-dehors les pas pressés de ce garçon qu’elle aimait comme son propre fils, plus,
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