Le Gerfaut
ses études rendaient nécessaires, bien sûr, mais aussi deux ouvrages parfaitement scandaleux chez un futur prêtre : Le Siècle de Louis XIV de Monsieur de Voltaire et l’ Émile de Jean-Jacques Rousseau dont le jeune homme faisait ses délices.
Tout cela formait un petit univers bien clos dans lequel après sa fuite de Kervignac, Gilles pensait se retrouver lui-même. Mais il s’aperçut bien vite que ce n’était plus possible car Judith s’insinuait jusque dans ses lectures : les belles captives d’Alexandre Le Grand ou la reine Cléopâtre lui devenaient étrangement semblables, coiffées de feu et pétries de chair lumineuse. Alors, il jetait le livre dans un coin, avec rage et, toute la nuit, se retournait sur son matelas de varech sans parvenir à trouver le sommeil. Vers le matin, parfois, il réussissait à s’endormir. Mais les songes que lui valait l’éveil brutal de sa virilité l’emportaient dans des abîmes insoupçonnés d’où il émergeait au réveil, haletant, inondé de sueur et le cœur cognant lourdement dans sa poitrine.
Ces malheureux rêves le laissaient plein d’angoisse et de honte. Tellement qu’aux approches de Noël, il n’osa pas les avouer à son confesseur et négligea de se présenter au tribunal de la Pénitence comme l’exigeait la règle du collège. Au jour fixé pour qu’il se soumît, avec sa classe, à cette rituelle toilette de l’âme, il resta au logis en se déclarant malade. Il ne mentait d’ailleurs qu’à moitié : la seule idée d’évoquer dans l’ombre poussiéreuse d’un confessionnal sentant le moisi et l’haleine forte d’un prêtre invisible la forme inconsciemment voluptueuse de Judith lui donnait envie de vomir… Et il se promit, si d’aventure à son retour on le contraignait à se rendre malgré tout à la chapelle, de ne rien dire de ce qui hantait ses nuits et son cœur, dût-il pour cela mentir en face de Dieu lui-même.
C’était, il le savait, un grave coup de canif donné au contrat que sa mère avait passé en son nom avec le Ciel mais il trouvait à sa révolte nouvelle une espèce de délectation amère comme un goût de revanche. L’impression de discuter avec le Seigneur d’égal à égal…
Le lendemain de son prétendu malaise, comme il quittait, à l’heure habituelle, sa maison de la rue Saint-Gwenael pour se rendre à Saint-Yves et longeait les murs de la cathédrale dans la grisaille froide du jour levant, il rencontra l’un de ses camarades, Jean-Pierre Quérelle, qui était fils du meilleur charpentier de navires du port. Jean-Pierre bien qu’il eût ses livres sous le bras courait à toutes jambes dans une direction nettement opposée à celle du collège. Aussi Gilles, quoiqu’il fréquentât peu ses condisciples pourvus d’un père régulier, moitié par sauvagerie naturelle moitié par orgueil, ne résista pas à la curiosité et l’appela.
— Où cours-tu si vite, Jean-Pierre Quérelle ? Tu sais que tu tournes le dos à Saint Yves ? Tu as perdu ta boussole ?
— L’autre s’arrêta net.
— S’agit bien du collège ! fit-il en haussant les épaules. Tu n’as donc point entendu le canon quand les coqs ont chanté ? Paraît que le Saint-Nicolas, le vaisseau de Monsieur de Sainte-Pasane dont on était sans nouvelles depuis si longtemps, vient d’entrer dans le port. Je veux voir ça ! Viens-tu ? Il arrive des Indes occidentales…
Gilles ne se fit pas répéter l’invitation. Depuis dix-huit mois que la France et l’Angleterre étaient en guerre et s’étripaient, à grand renfort de boulets ramés et de sabres d’abordage sur une large partie de l’Atlantique, c’était chose trop rare qu’un vaisseau retour des Antilles, surtout dans le port de Vannes. La plupart des grandes pyramides de toile qui tiraient leurs bordées sur tous les océans du monde touchaient terre habituellement aux quais de L’Orient, siège de la Grande Compagnie des Indes, ou à ceux de Nantes, capitale française du trafic des esclaves noirs. Mais l’armateur Sainte-Pasane, têtu et indépendant comme un vrai descendant des anciens Vénètes, n’avait jamais vu l’utilité de faire aborder ses vaisseaux, d’où qu’ils vinssent, ailleurs qu’en face des fenêtres à petits carreaux verdâtres de ses bureaux.
Malgré le brouillard et le froid, vif pour cette contrée de Bretagne car il gelait à pierre fendre, il y avait foule sur le port. Une foule joyeuse, toute sonore du claquement
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