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Le Gerfaut

Le Gerfaut

Titel: Le Gerfaut Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Juliette Benzoni
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des sabots, crêtée de coiffes blanches comme les vagues d’écume par gros temps.
    Le Saint-Nicolas était là, énorme, ventru, installé dans les brumes de la rivière comme une poule dans son nid. Mais une poule qui aurait beaucoup souffert. Le sel avait rongé les couleurs de sa coque. Ses voiles, que des diables maigres, perchés sur les vergues, ferlaient en réalisant des prodiges d’équilibre étaient sales et rapiécées. Quant aux matelots eux-mêmes avec leurs barbes de prophètes et leurs corps vernis de crasse, ils ressemblaient plus à des sauvages qu’à d’honnêtes fils de la vieille Bretagne. Mais toute cette misère qui dénonçait la souffrance ne parvenait pas à éteindre la joie du retour triomphant, les cales pleines d’indigo, de sucre et de bois précieux qui allaient se changer en écus d’or sonnant sur l’acajou des comptoirs, en belles pièces d’argent au creux des mains calleuses et en fabuleuses histoires que l’on raconterait à la taverne de Mamm’Goz, dans la fumée des longues pipes de terre et dans l’odeur du cidre mousseux.
    Perchés sur une borne où ils s’étaient hissés pour mieux dominer la foule, le cou tendu, les deux garçons regardaient tout cela sans mot dire mais avec des yeux étincelants. Ce fut Jean-Pierre qui parla le premier. Brusquement, serrant les dents, il lâcha.
    — Je veux naviguer ! Quand le Saint-Nicolas reprendra la mer, je partirai avec lui.
    Gilles tourna vers lui un regard surpris.
    — Je croyais que ton père te faisait étudier pour devenir notaire ? On dit que, pour ça, il a économisé toute sa vie…
    — Je sais ! Eh bien… il gardera ses écus dont je ne veux pas. Ce que je veux, moi, c’est la mer. Depuis que je suis né, je le vois construire de grands, de beaux navires sans jamais imaginer les soleils qui les verront passer. Moi, je verrai ces soleils-là. Au diable les notaires !
    Et, pour mieux montrer le peu de cas qu’il faisait de la profession, Jean-Pierre cracha comme un chat en colère. Gilles ne répondit pas tout de suite. Un moment, il scruta le visage tavelé de son camarade, ses yeux délavés enfouis sous des sourcils touffus, sa taille courtaude mais solide et il ne put s’empêcher de sourire. Jean-Pierre était fait pour rédiger des actes solennels au fond d’un cabinet bien ciré comme lui-même pour dire la messe et confesser les vieilles filles. Et, tout à coup, il se sentit proche de ce garçon avec lequel, jusqu’à présent, il n’avait entretenu que de vagues relations. Le lien invisible, brusquement surgi entre eux, c’était l’océan qui venait de le tresser, l’océan familier et inconnu dont il rêvait depuis l’enfance comme d’un paradis tumultueux, l’océan interdit sur lequel jamais sa mère ne lui permettrait d’embarquer. Mais, en face de ce vaisseau qui apportait avec lui toutes les senteurs violentes des horizons lointains, il repoussa vigoureusement la pensée de Marie-Jeanne comme si sa seule évocation eût constitué une insulte aux glorieuses meurtrissures de ce coureur d’infini.
    — Moi aussi, dit-il enfin comme si les paroles lui étaient arrachées par une force inconnue, moi aussi je prendrai la mer, un jour…
    Jean-Pierre glissa vers lui un sourire en coin et haussa les épaules avec un rien de dédain.
    — Toi ? Tu es encore plus mal loti que moi. Tu vas être curé.
    Il s’était mis à ricaner mais Gilles darda sur lui un regard si glacé qu’il en resta pantois et devint tout rouge.
    — Curé ? fit le jeune Goëlo avec une inquiétante douceur, sache mon bonhomme que je ne le serai jamais. Sache aussi que je ne veux plus que l’on m’en parle. Compris ?
    — Compris ! admit l’autre. Mais… comment feras-tu ? On dit que ta mère a décidé…
    — Elle a décidé, en effet. Mais moi je ne veux pas… je ne veux plus. Et ce soir même, je lui écrirai.
    — Et si elle refuse de t’écouter ? Si elle exige que tu ailles au séminaire ? Tu sais qu’elle a le droit de t’y faire conduire par la maréchaussée ?
    — Eh bien, je m’enfuirai…
    Il y eut un silence que les deux garçons employèrent à descendre de leur borne. Aussi bien tous les matelots étaient à terre maintenant et la foule se dispersait, afin de retrouver la chaleur des maisons ou des cabarets. Un instant, Gilles et Jean-Pierre demeurèrent plantés l’un en face de l’autre, s’observant comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Ils

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