Le Gerfaut
regard noir et le regard clair se croisèrent, s’accrochèrent… puis, avec un dédaigneux haussement d’épaules, le sachem se détourna.
— Nos paroles s’en vont avec le vent qui bientôt balayera l’armée des colons. La trahison s’y glisse et, avant qu’il soit longtemps, leur chef ne songera plus à offrir son amitié à qui que ce soit, même au plus misérable d’entre nous. Quant à toi, je déciderai demain si tu dois vivre ou mourir…
Indifférent à la menace, Gilles n’avait retenu qu’un mot parmi ceux que venait de prononcer le sachem.
— La trahison ? Que veux-tu dire ?
Mais, sans lui répondre, Sagoyewatha quitta la hutte, Gilles s’élançait pour le suivre quand, devant son nez, deux lances brusquement se croisèrent et il comprit qu’il avait encore une fois changé de statut dans le camp indien. De candidat au martyr il était passé au rang d’hôte et maintenant une raison inconnue le ramenait soudain à l’état de prisonnier.
Le léger doute qu’il conservait encore fut levé quand deux hommes envahirent son logement. L’un portait une écuelle pleine de bouillie de maïs accompagnée de poisson et d’une cruche d’eau, l’autre des piquets, des cordes et un maillet. On lui fit comprendre par gestes qu’il avait à se nourrir rapidement, ce qu’il fit sans le moindre plaisir et uniquement pour entretenir ses forces car ce ragoût indien n’avait rien de succulent. Impassibles, les deux Indiens le regardèrent faire puis, la dernière bouchée avalée, lui sautèrent dessus sans autre préavis. On le coucha sur le sol, bras et jambes écartés et l’on attacha ses chevilles et ses poignets aux quatre piquets prestement plantés dans le sol de la hutte, sans d’ailleurs paraître s’intéresser le moins du monde à ses protestations furieuses. Apparemment, Sagoyewatha n’avait aucune confiance dans la solidité de ses constructions et tenait à s’assurer que son invité ne profiterait pas de la nuit pour faire un trou dans une paroi et gagner le large. C’était d’ailleurs point par point ce que Gilles avait l’intention de faire.
Réduit à l’impuissance, furieux et humilié, très inquiet aussi, le jeune homme passa une nuit à la fois inconfortable et exténuante sous une collection de points d’interrogation qui lui tinrent lieu d’étoiles. Qu’est-ce que l’Iroquois avait bien pu dire à Sagoyewatha ? Qu’était-ce que cette trahison qui menaçait Washington et devait le conduire à une si humiliante défaite ? Où diable pouvait bien être passés Tim et la fille qui s’appelait Gunilla ?
Il réussit à s’assoupir vers la fin de la nuit mais le vacarme qui envahit le village avec les premiers rayons du soleil le tira de ce repos précaire. Il voulut bouger, poussa un gémissement de douleur et tout de suite après se mit à jurer comme un vieux troupier. Son corps était raide comme une planche, sa bouche desséchée et il avait l’impression de sentir aussi mauvais que tout le campement réuni. En outre, la peinture qui avait séché sur son corps le grattait furieusement…
Au prix d’une nouvelle douleur, il redressa un peu la tête pour mieux entendre. Aucun doute sur l’origine de ce tintamarre. Les guerriers sénécas allaient une fois de plus quitter leur village pour suivre Cornplanter dans le raid mortel qu’il projetait contre les paisibles colons de Schoharie. Les démons rouges allaient tomber comme la foudre sur un village dorant ses moissons mûres au soleil d’été, tout mettre à feu et à sang, ne laissant derrière eux que de la terre brûlée et des monceaux de cadavres dépouillés de leurs chevelures. Et rien ni personne ne pouvait rien pour éviter ce drame…
Le faible espoir qu’il conservait de convaincre peut-être Sagoyewatha quand il viendrait l’informer de ses décisions le concernant s’évanouit quand une ombre immense s’interposa entre lui et le trou lumineux de sa porte relevée. À sa couronne de poils raides il reconnut Hiakin et recommanda son âme au ciel. Pour que le sorcier vînt lui-même, il fallait que les nouvelles fussent mauvaises. Très certainement, on allait le ramener au damné poteau de torture pour y reprendre les réjouissances locales là où on les avait laissées.
Trop jeune pour endurer sans mot dire l’examen narquois du sorcier, le jeune Breton gronda.
— Qu’est-ce que tu viens chercher ici, Hiakin ? La fin de ma chanson ?
Face d’Ours haussa le
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