Le Gerfaut
se sentaient timides, tout à coup, gênés comme si les années d’indifférence s’opposaient à une véritable amitié.
L’horloge d’une église voisine sonnant une demie les sauva du silence. Jean-Pierre eut un sourire embarrassé.
— Il faudrait peut-être y aller ! fit-il. On est sérieusement en retard maintenant et j’ai idée qu’on va avoir droit au « Barbin », ajouta-t-il avec une grimace comique.
Gilles lui rendit franchement son sourire.
— Il n’y a aucun doute là-dessus ! Mais tu ne crois pas que ça en valait la peine ?
Tous deux se mirent à courir pour remonter la rue en pente, moins par crainte des coups de baguette qui s’abattraient tout à l’heure sur leurs épaules et dont tous deux avaient une expérience suffisante pour n’y attacher qu’une importance relative, que pour se réchauffer.
Mais, quand le grand portail de Saint-Yves, deux fois centenaire, fut en vue, Jean-Pierre qui n’avait rien dit durant tout le trajet s’arrêta brusquement.
— Dis-moi, fit-il, tu étais sincère tout à l’heure quand tu disais vouloir t’embarquer ?
— Naturellement, j’étais sincère. Pourquoi ?
— Alors, écoute ! Ce soir, quand la cathédrale aura sonné neuf heures, rejoins-moi à l’angle de la rue des Halles, devant « Vannes et sa femme » 2 . Ne pose pas de questions, ajouta-t-il très vite en voyant Gilles ouvrir la bouche. Je t’emmènerai dans un endroit qui t’intéressera ! Maintenant, allons nous faire corriger, et à ce soir !
— À ce soir ! J’y serai !
La correction fut double pour Gilles qui, pour une excuse aussi futile qu’un malaise, avait manqué la confession. On lui enjoignit d’ailleurs, dès sa sortie du Barbin, de se rendre à la chapelle afin de s’y présenter au prêtre de service et y dire deux chapelets en sus de la pénitence qui lui serait imposée. Il accepta le tout sans protester, soutenu par la perspective nouvelle que les paroles de Jean-Pierre avaient ouverte devant lui. Il fit délibérément une confession incomplète, rompant ainsi pour la première fois avec des scrupules de conscience qui lui semblaient maintenant hors d’âge et incompatibles surtout avec les aspirations de l’homme qu’il était en train de devenir. Et, au dernier coup de neuf heures, les épaules encore endolories mais le cœur plein d’espoir, il arpentait le pavé gras de la petite place, déserte et noire à cette heure nocturne, sur laquelle régnaient les deux petits personnages tutélaires de la cité. Pour la première fois, depuis son plongeon dans le Blavet, la pensée de Judith avait desserré l’espèce d’étau qui tenait prisonnier l’esprit du jeune homme. C’était à un avenir paré de toutes les brumes bleues de l’aventure que Gilles songeait en battant la semelle au cœur de cette froide nuit.
Jean-Pierre surgit de l’obscurité comme un diable de sa boîte mais sans faire plus de bruit qu’un chat.
— Allons-y ! fit-il seulement.
Comme le matin, les deux garçons se dirigèrent vers le port, seule partie de la ville qui montrât encore quelque activité car Vannes était une cité sage et pieuse dont la vie se réglait sur les cloches de sa cathédrale et de ses couvents.
— Où m’emmènes-tu ? demanda Gilles comme ils débouchaient tous deux de la porte Saint-Vincent.
Pour toute réponse, Jean-Pierre désigna, sur le quai une vieille bâtisse dont l’encorbellement retombait, comme une lourde paupière au-dessus de deux petites fenêtres basses qui clignaient dans la nuit leurs yeux rougeoyants.
— On va là !
Gilles fit la grimace. Bien qu’il n’eût jamais fréquenté les tavernes du port, il connaissait suffisamment la ville pour savoir que le cabaret de l’ Hermine Rouge y jouissait d’une réputation détestable.
Yann Maodan, le patron, se montrait d’autant moins difficile sur le choix de ses clients qu’il avait jadis, sur le printemps de sa jeunesse folle, « fauché le grand pré » 3 durant trois de ses plus belles années à seule fin d’endurcir quelque peu des mains dont la souplesse égalait l’habileté. Chez lui, le contrebandier en quête d’un supplément d’équipage, le mari jaloux à la recherche d’un espion, voire le chef de bande désireux de réassortir une troupe ébréchée par la justice de la sénéchaussée étaient à peu près certains de trouver l’objet de leurs désirs. Mais il était bien évident que l’on y rencontrait fort
Weitere Kostenlose Bücher