Le Gerfaut
Nous n’emmènerons aucun cheval. L’ Hermione sera chargée avec le matériel hospitalier qui ne pourra être embarqué sur le navire-hôpital.
Pâle de colère, Lauzun toisa le jeune homme puis son regard venimeux revint se poser sur l’Amiral.
— Il n’en ira pas toujours à votre fantaisie, monsieur l’Amiral ! Et nous ne serons pas toujours en mer…
Pour la première fois depuis qu’il travaillait sur son vaisseau, le chevalier de Ternay regarda Gilles. L’ombre d’un sourire passa sur son visage fatigué.
— M. de Lauzun me détestait, il va me haïr. Mais je crains bien, mon garçon, de vous avoir attiré dans cette haine. Il ne vous pardonnera pas d’avoir été le témoin de sa défaite !
Le jeune homme planta hardiment son regard bleu dans celui du marin et sourit à son tour.
— Sous votre commandement, monsieur l’Amiral, je n’ai rien à craindre. N’êtes-vous pas maître après Dieu ? Et, en somme, M. le duc de Lauzun n’est qu’un homme. Moins vigoureux que moi peut-être…
Rochambeau se mit à rire.
— Eh bien ! s’il vous entendait ! Heureusement pour vous la Bastille est loin ! Mais seriez-vous disciple de Jean-Jacques Rousseau ?
Gilles rougit jusqu’aux oreilles mais garda la tête droite.
— J’ai lu ses livres, mon Général. Et je les admire. Mais je ne suis pas vraiment son disciple car ce que je connais des hommes m’incite peu à voir en eux des frères.
— Vous savez déjà cela, à votre âge ? soupira le chevalier. J’ai mis infiniment plus de temps que vous pour en arriver à la même conclusion. Maintenant, laissez-nous, allez porter votre message chez M. le comte d’Hector. Mais prenez garde à vous tout de même.
Heureux comme il ne l’avait pas été depuis son engagement, Gilles regagna la terre ferme. Peut-être s’était-il fait de Lauzun un ennemi puissant mais, en contrepartie, il avait le sentiment d’avoir gagné la sympathie de ses deux chefs qu’il apprenait peu à peu à admirer et ce plateau-là de la balance était infiniment plus lourd que l’autre.
En mettant le pied sur le port, la première personne qu’il aperçut fut Lauzun en personne. Le Duc exprimait visiblement sa colère à un interlocuteur impassible qui n’était autre que Fersen. Gilles entra dans son champ de vision et, dès qu’il le vit, il s’écria :
— Tenez, mon cher comte, voilà le gratte-papier du Général qui s’en va convertir notre navire-écurie en lazaret ! Si vous aviez espéré embarquer ce magnifique cheval que je vous vis l’autre jour et que je vous offris d’acheter il faudra y renoncer. Vous n’aurez droit, comme nous-mêmes, qu’aux rosses américaines… s’il y en a !
Du haut de sa blancheur scandinave, le Suédois considéra calmement le Français que la colère faisait plus rouge que son bel habit galonné d’or et haussa les sourcils.
— Mais il y en a ! fit-il gravement. Je sais bien que vous venez de Sénégambie, mon cher Duc, mais je pensais que vous étiez mieux au fait des us et coutumes d’Amérique. Que croyez-vous que montent nos bons amis les Anglais ? Des ânes ?… Quant à moi, je me suis laissé dire que ce général Washington, parfait gentilhomme de Virginie, était l’un des tout premiers cavaliers du monde. Nous aurons au moins des chevaux frais.
— Comptez là-dessus ! s’écria Lauzun hors de lui.
Et enfonçant d’un coup de poing son tricorne ourlé de plumes blanches sur sa tête, il tourna ses talons rouges et se dirigea à grandes enjambées vers la rue de Siam.
Le bel officier du Royal-Deux-Ponts eut un petit rire puis, brusquement, se tourna vers Gilles qui, s’entendant interpeller, s’était arrêté, sourcils froncés, se demandant s’il devait, oui ou non, provoquer en duel le duc de Lauzun.
— Est-ce vrai ? demanda-t-il.
— Très vrai, monsieur le Comte. Voici l’ordre.
— C’est fort fâcheux ! J’espérais bien faire passer Magnus chez les Insurgents.
— Magnus ?
— Mon… Notre cheval, fit le Suédois sans sourciller. Mais j’imagine que vous lui aviez trouvé un autre nom ?
— C’est vrai ! répondit Gilles sans pouvoir se défendre d’un brin de mélancolie, je l’avais appelé Merlin.
— Oh ! L’Enchanteur ?
— Bien sûr ! Je suis de sa terre.
— C’est un joli nom. Mais cela ne me dit pas ce que nous allons en faire. Après tout, son sort vous regarde presque autant que moi et je vous avoue que je
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