Le Gerfaut
je répète que j’ai besoin d’une troupe armée, américaine, et sûre. Et votre Général doit savoir pourquoi. S’il ne vous l’a pas confié, c’est une raison de plus pour que je vous tienne pour agissant ici à titre personnel… et non à titre de plénipotentiaire. Maintenant brisons là ! Je pense qu’après tout ceci vous devez mourir de faim, ainsi que M. de Gimat, ajouta-t-il, soudain aimable en se tournant vers l’aide de camp qui, raide et apparemment insensible, jouait les cariatides près de la porte depuis la sortie de Lauzun. Voici M. le chevalier de Ternay qui désire fort vous conduire à son bord où vous attend le repas. Quant à moi, vous m’excuserez pour ce midi mais j’ai deux ou trois lettres importantes à dicter…
L’Amiral quitta enfin son siège et s’avança, de son pas inégal vers La Fayette qui, de toute évidence, luttait contre l’envie d’exploser. Avec une grâce dont personne n’aurait pu croire capable le vieux loup de mer, il passa son bras sous le sien et l’entraîna au-dehors. Mais Gilles put intercepter au passage le regard de connivence qu’il échangeait avec Rochambeau et dont l’envoyé de Washington ne vit rien. Était-ce donc un acte de comédie qui venait de se jouer sous ses yeux ? Il eut tout à coup l’impression que l’on se moquait ici de quelqu’un et que ce quelqu’un pouvait bien être le major général de l’armée des États-Unis…
Demeuré seul avec son secrétaire, Rochambeau alla jusqu’à une petite table supportant une carafe et des verres, se versa une grande ration d’eau qu’il but avec une visible satisfaction. Puis, avec un soupir trahissant une sorte de soulagement, il revint s’asseoir dans le fauteuil abandonné par le chevalier de Ternay.
— Allez dire à la sentinelle que je ne veux être dérangé par personne et sous aucun prétexte puis, en revenant, fermez cette porte au verrou, Gilles. J’ai à vous parler.
Le jeune homme rougit d’orgueil. C’était la première fois que le Général l’appelait par son prénom et il y avait mis un ton d’intimité inhabituel. Il exécuta l’ordre reçu avec d’autant plus de rapidité.
— Bien ! Maintenant tirez les stores. Il fait de plus en plus chaud.
La grande lumière du soleil qui baignait la pièce fit place à la pénombre et Gilles revint prendre sa place derrière la table à écrire, saisit une plume et s’apprêta, croyant que le Général allait dicter, à la tremper dans l’encre. Mais Rochambeau hocha la tête.
— Laissez cela ! J’ai dit que j’avais à vous parler. Dites-moi, mon garçon, avez-vous eu des nouvelles de votre ami Tim Thocker récemment ? Compte-t-il revenir prochainement à New-Port ?
— Il est revenu ce matin, mon Général, et il doit à cette heure m’attendre chez Miss Carpenter avec le jeune Indien que j’ai capturé.
— Un Indien ? Qu’est-ce que cette histoire ?
— Je voulais vous en parler, mon Général, mais M. de La Fayette m’a fait entendre que vous aviez des choses plus importantes à voir qu’un jeune Indien.
— Décidément, M. de La Fayette n’est pas loin de se prendre pour le président du Congrès américain ! Racontez !
Rapidement, Gilles retraça son aventure du matin, sa rencontre avec La Fayette, l’arrivée de Tim et ce qui s’en était suivi. Mais à mesure qu’il parlait, le front soucieux de Rochambeau semblait se dérider graduellement.
— Excellent ! finit-il par s’écrier quand Gilles eut fini son récit. Voici le prétexte que je cherchais… Il reste maintenant à savoir si je puis compter sur vous, sur votre dévouement.
De rouge qu’il était, Gilles devint pâle.
— C’est me faire injure que le demander, mon Général. Ma vie est à vous. Je suis prêt à vous la donner avec joie, conclut-il avec simplicité.
— Je n’en ai jamais douté et je vais vous en donner la preuve. Dans un moment, vous irez me chercher votre ami Tim et ce jeune Indien. Mais d’abord écoutez-moi attentivement car j’ai une importante mission à vous confier.
— À moi ?
— Oui et qui pourrait être le début de votre carrière. Vous en jugerez mieux quand vous saurez qu’il s’agit d’un secret d’État, d’une importance capitale pour la conduite de cette guerre. Un secret que j’ai partagé jusqu’ici avec l’Amiral seul… Écoutez bien ! Ce dont Washington manque le plus depuis près d’un an c’est d’argent ! Si vous aviez
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