Le Glaive Et Les Amours
peux-je vous dire deux mots ? Est-ce
que la Fronde des Parisiens et du Parlement peut être considérée comme
terminée ?
— Pas tout à fait. Mais elle est en mauvais point. Elle
n’a pas les moyens de se battre et de conserver Paris.
— La Fronde est-elle donc finie ?
— Hélas non ! Car la Fronde des Grands va
commencer, et elle est autrement redoutable.
— Mais n’a-t-elle pas déjà commencé avec la défection
du prince de Conti et du duc de Longueville ?
— Les grands seigneurs, certes, sont grands, mais ils
ont de petits moyens. La défection du grand Turenne est d’une autre importance,
car Turenne possède une fort belle armée composée des mercenaires allemands
hérités du duc de Saxe-Weimar, dont vous vous rappelez qu’il a conquis pour
nous Fribourg et Brisach. Or Turenne avait un caractère suspicioneux,
escalabreux et vindicatif. Il avait eu des difficultés à obtenir de la régence
les soldes pour payer ses mercenaires, et attribuait ces difficultés à Mazarin,
lequel n’en pouvait mais, car c’était la pécune qui manquait.
La reine et Mazarin lui avaient néanmoins promis, à son
retour, le gouvernement de l’Alsace, faveur bien méritée, car sans lui elle ne
serait pas devenue française. Mais la reine, à cette offre généreuse, avait
ajouté une condition : pour être nommé gouverneur de l’Alsace, Turenne au
préalable devrait se faire catholique.
Turenne ne répondit de prime ni mot ni miette à cette
exigence qu’il trouvait déplacée et quasi humiliante.
— Madame, dit-il enfin, je suis et serai toujours
dévoué à votre service. Mais je ne barguigne point au sujet de ma religion,
serait-ce pour un empire.
Il salua alors profondément la reine, et celle-ci lui bailla
son congé, la voix brève et l’œil dur. À partir de cet instant, elle considéra
Turenne comme un ennemi et travailla à sa perte.
En effet, dans la nuit qui suivit, elle envoya le banquier
Barthélémy Hervar distribuer subrepticement aux mercenaires allemands de
Turenne un million de livres pour payer leurs soldes en retard, à la condition
qu’à la nuitée ils s’en allassent du camp pour regagner l’Allemagne.
Tant est que le lendemain, quand Turenne se réveilla, il
s’aperçut que son armée avait disparu et, comprenant aussitôt que la régente
n’allait pas en rester là, il sauta à cheval, s’enfuit et gagna la Hollande.
*
* *
Comme mon hôtesse Madame du Bousquet souffrait d’un méchant
catarrhe qui lui baillait une forte fièvre, je demandai au révérend docteur
médecin chanoine Fogacer de la venir visiter. Il le fit, et émut beaucoup la
malade par son apparence et la suave gravité de ses manières.
— Madame, dit-il, tandis que ses sourcils se relevaient
vers les tempes, vous êtes au début d’un mal qui eût pu dégénérer très vite, si
vous n’aviez pas été soignée. Surtout, il ne faut rien de violent : ni
saignée, ni clystère. Avalez simplement une de ces pilules quand votre mal
augmentera. Avalez l’autre le lendemain. Prenez-la le soir avant de vous
coucher, avec un bon bouillon de légumes.
— Révérend docteur médecin, dit-elle d’un air presque
choqué, vous n’allez donc m’administrer ni la saignée ni le clystère ?
— Ni ce jour d’hui, ni demain. Ils ne feraient
qu’aggraver votre mal. Monseigneur d’Orbieu vous remettra demain matin une
autre pilule [39] , et je viendrai vous
visiter demain sur le coup de midi.
Là-dessus, après avoir béni sa malade, Fogacer se retira en
me disant qu’il allait m’attendre en sa carrosse. À peine l’huis fut clos sur
lui que Madame du Bousquet, se tournant vers moi, me dit :
— Ce gentilhomme est-il vraiment chanoine ?
— Il l’est, Madame, n’en doutez pas, et chanoine du
grand chapitre de Notre-Dame, et aussi le secrétaire du nonce apostolique. Et
si vous voulez aussi quérir de moi s’il est vraiment médecin…
— Monseigneur ! Je n’eusse jamais osé !
— La réponse est celle-ci. Le chanoine Fogacer a été
reçu docteur médecin à l’École de médecine de Montpellier, la meilleure du
monde.
Madame du Bousquet nous invita à sa table et nous acceptâmes
son offre, ce qui nous permit de parler tous deux au bec à bec sans crainte
d’être ouïs par une tierce oreille, laquelle de reste était à demi sourde.
— Mon ami, dis-je, que pensez-vous de la façon dont on
a traité Turenne ?
— Je sais ce que j’en pense, mais
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