Le Glaive Et Les Amours
dépoitraillée, je ne laissais pas
de jeter sur ces merveilles un œil furtif, m’attirant du même coup une remarque
acide de Catherine dont il se peut que ma belle lectrice se souvienne [18] .
Dans ce moment si prometteur de tant de joies, on toqua de
nouveau à l’huis, et comme je donnais l’entrant mon maggiordomo apparut
et me dit que le révérend docteur chanoine Fogacer demandait d’urgence à me
voir. Je me levai avec un dernier regard vers Catherine et ma fille, et je
gagnai l’antichambre où Fogacer, debout, pâle, déconforté, me donna une forte
brassée et me dit à l’oreille :
— Je donnerais bien dix ans de ma vie pour n’être pas
celui qui vous l’apprend. Monsieur votre père est mort.
— Mais quand ? criai-je.
— Cette nuit dans son sommeil.
— Mais comment ?
— En toute probabilité, son cœur s’est arrêté.
— A-t-il souffert ?
— Je ne le pense pas. Son visage est serein.
Mes jambes tremblant sous moi, je m’assis alors sur une chaire
à bras et enfouis ma tête dans mes mains. Parce que mon père était si vigoureux
en sa verte vieillesse et si épris encore de sa blonde Margot, je m’étais
persuadé qu’il était immortel, et sa mort, survenant après la naissance de
notre petitime, me donna l’affreuse impression que le Seigneur me reprenait
d’une main ce qu’il me donnait de l’autre.
Mon père avait servi Henri IV avec la même passion que
je mettais à servir Louis. Mais l’âge lui barrant la route des combats et le
péril des missions solitaires, il décida d’écrire ses Mémoires, et arrivé au
terme du temps qu’il avait vécu, il me pria de poursuivre son œuvre et de jeter
sur le papier ce que j’avais vécu et ce que j’allais vivre au service de Louis
et de Richelieu. De prime, je tremblais que mon écrit ne fût pas à la hauteur
du sien, mais au premier essai que je fis, mon père me rassura. Certes, j’usais
beaucoup moins que lui de notre belle langue occitane, mais c’était l’époque
qui voulait cela. En revanche, je parlais à merveille le langage de cour de ses
pimpreneaux et de ses pimpésouées que je ne cessais de dauber. Quant aux
passages sur le gentil sesso , je lui demandai s’il ne les trouvait pas
trop nombreux. « Non, non, dit-il, on ne parle jamais trop du gentil
sesso. Suivez votre pente. Vous lui êtes reconnaissant d’être ce qu’il est.
Ne vous lassez pas que de le répéter. Le gentil sesso ne se lassera pas
non plus de vous ouïr. »
Et maintenant mon père, mon héros, mon modèle, n’était plus.
Dès que je fus sorti de mon accablement, je commandai ma carrosse et ma suite,
et sans vouloir que Catherine m’accompagnât comme en sa générosité elle me le
proposait, je gagnai l’hôtel de mon père.
Mon cœur se glaça quand je le vis étendu sur sa couche, dans
la terrible immobilité de la mort, les yeux clos et le visage éteint.
Je tombai à genoux et me mis à prier, mais les prières ne me
furent d’aucun secours et moins encore le sermon du prêtre qui était là et qui
promettait à mon père les félicités éternelles. Et comment diantre pouvait-il
les lui promettre avant que le divin juge ne se fut prononcé là-dessus ?
Et qui est jamais revenu de ces félicités-là pour nous en conter les
délices ? D’ailleurs, sur la nature même de celles-ci, je ne suis pas sans
nourrir quelques incertitudes.
Comment peut-on être heureux sans avoir des yeux pour
admirer les ors du soleil levant et les violets du crépuscule, sans avoir des
oreilles pour ouïr la voix de la bien-aimée, et sans avoir de lèvres pour les
poser sur les siennes ?
Je m’ouvris de ces doutes à Fogacer, lequel les balaya en un
tournemain : « Mon cher duc, vous oubliez la
résurrection ! »
Entre deux prières, je ne laissais pas de me rappeler tout
ce que je devais à mon père : de prime un corps sain et gaillard dont
notre cuisinière me dit un jour « qu’il me ferait bon usage » ;
une joie de vivre qui, maugré les dols et les déceptions, demeurait vivace, la
fermeté dans la conduite de mes entreprises, une fidélité adamantine à mon roi,
la haine indéracinable des cancans, complots et cabales, et la résolution de
n’être jamais chattemite ni chiche-face, et qui mieux est, la volonté de
considérer avec indulgence mes propres faiblesses et aussi celles d’autrui.
*
* *
— Monsieur, comment se fait-il que vous ne parlez plus
en vos Mémoires de votre
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