Le Grand Coeur
laissant croire que
j’étais pris moi-même par l’allégresse générale. En réalité, j’étais d’humeur lugubre.
Ces tournois me paraissaient ridicules et déplacés. Ils
tentaient de faire revivre une époque qui était bel et
bien révolue. Si nous étions finalement en passe de
triompher de l’Anglais, c’était parce que nous avions
créé une armée moderne que Bureau armait d’artillerie
et que je finançais. Il aurait fallu célébrer cette nouvelle
armée et non cette chevalerie qui avait ruiné le royaume.
Si encore cette évocation des mœurs passées avait été
humble et modeste ! Quand je faisais l’acquisition de
châteaux forts, c’était le sourd écho de ce temps révolu
que j’entendais et il me remplissait d’une nostalgie plaisante. Pendant ces tournois, au contraire, la chevalerie prétendait se présenter vivante, tandis que je savais
bien, moi, qu’elle était morte. Je connaissais l’envers
du décor. Je tenais un compte exact des terres vendues,
des châteaux bradés, des emprunts contractés. Je savais
de quelle misère était payée cette débauche de richesses.
La chevalerie était vivante jadis, lorsqu’elle reposait sur
la possession de la terre et la soumission des hommes.
Aujourd’hui l’argent régnait et il n’y avait plus de
seigneur.
Un des clous du spectacle, à Châlons, fut la démonstration galante du parangon des chevaliers, le célèbre
Jacques de Lalaing, qui passait dans toute la France pourl’image même du preux chevalier. Ce héros semblait
tout droit sorti des légendes du roi Arthur. Il faisait d’ostensibles gestes de piété, marchait auréolé par la réputation de ses exploits en combat singulier. Il faisait de sa
chasteté une vertu et un paradoxal instrument de séduction. J’étais curieux de rencontrer ce prodige qui prétendait maintenir vivante, et à son plus haut niveau de
rigueur, la discipline chevaleresque.
Au lieu de quoi, je vis paraître un puceau prétentieux,
brutal et passablement ridicule. Sa chasteté n’était à
l’évidence pas le fruit d’un vœu, mais plutôt d’une timidité déguisée en vertu. Ses manières étaient si différentes des mœurs du temps qu’elles semblaient lui
faire jouer un rôle. Les badauds le regardaient avec
la même curiosité qui les avait fait applaudir les comédiens qui s’étaient produits avant le pas. Pendant le
tournoi, Jacques de Lalaing tirait parti de son expérience puisqu’il allait de combat en combat. Ce qui était
pour les gentilshommes ordinaires une activité rare
dont ils n’avaient guère l’usage était pour le chevalier
de profession une routine à laquelle il était rompu. Ses
succès devaient plus à la maladresse de ses adversaires
qu’à ses talents personnels. Cependant, il auréolait
chacun de ses actes de tant d’affectation, il sacrifiait si
scrupuleusement aux rituels les plus pointilleux et les
plus désuets que ses victoires passaient pour la conséquence logique d’une noblesse dont il entretenait minutieusement les apparences.
En réalité, ce petit personnage était un parfait imbécile. Chez lui, le conformisme poussé à l’extrême tenait
lieu d’originalité. J’en eus la preuve quand, entre deux
joutes, l’occasion me fut donnée de m’entretenir aveclui. En rôdant dans le voisinage de ses valets, je m’étais
rendu compte qu’il valait mieux ne pas regarder l’équipement du chevalier de trop près. Les cuirs de ses harnachements étaient secs et fendus, les tissus rapiécés,
et ses montures, une fois délivrées de leurs oripeaux
de combat, étaient de pauvres bêtes mal nourries. Ces
détails me rassurèrent quelque peu. Ils rendaient ce
chevalier plus humain et surtout plus conforme à la
caste qu’il prétendait incarner. Comme tous les autres, il
était désargenté. Le monde dans lequel il croyait se
mouvoir n’avait plus rien de commun avec celui des
chevaliers errants d’antan. Il avait beau courir d’un
combat à un autre et se faire luxueusement recevoir
chaque fois, il avait peine à survivre. Au cours de la
conversation, je le poussai à aborder les questions matérielles. Il me regarda avec horreur. Je me rendis compte
que sa prétention à vivre une chevalerie héroïque et
éternelle n’était pas feinte. Il se refusait obstinément à
voir le monde tel qu’il était et considérait les personnages dans mon genre avec le mépris dont les accablaient ses ancêtres. Si je n’avais pas vu Agnès lui
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