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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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témoigner tant d’admiration et lui jeter des regards qui me
parurent énamourés, peut-être n’aurais-je pas eu la
cruauté de le pousser dans ses retranchements pendant
cet échange. Mais je ne résistai pas au plaisir de le mettre
dans un complet embarras. Il connaissait mon rôle
auprès du roi et ne pouvait me traiter avec toute la brutalité qu’il aurait voulue. Sa défense, devant mes impertinences, fut de bredouiller des paroles confuses.
    Avec le naturel auquel j’étais accoutumé dans mes
rapports avec tous les nobles de la cour, je lui proposai
de nouvelles montures et des cuirs que je faisais venird’Espagne. Tâtant sans vergogne son armure cabossée,
je vantai avec cruauté la qualité des cuirasses génoises
et lui fis savoir qu’il ne tenait qu’à lui de passer à l’Argenterie pour en faire mettre une à sa taille. Comme il
s’étranglait et cherchait désespérément un prétexte
pour s’enfuir, j’aggravai son trouble en lui proposant
des facilités de paiement pour le montant qu’il jugerait
nécessaire de dépenser. Sous le coup de l’épouvante et
plus désarmé que si un dragon crachant le feu l’avait
attaqué dans la forêt de Brocéliande, Lalaing remonta
en selle sans attendre l’assistance de son valet. Son
armure fit un bruit de casserole, il s’y reprit à trois fois
pour passer la jambe au-dessus de la croupe de son
cheval. Et sans cesser de crier : merci, merci, il s’éloigna
au trot, assis de travers et aveuglé par le heaume qui,
pendant ces acrobaties, lui était retombé sur les yeux.
    Ce divertissement me laissa un goût amer et, en tout
cas, il ne suffit pas à me réconcilier avec ces réjouissances qui sentaient la mort. Je ruminai ma rage pendant tout le reste de la fête. Ma décision était prise :
j’allais repartir. Cette parenthèse à la cour était absurde.
Je m’étais totalement mépris quant aux sentiments
d’Agnès et d’ailleurs, que pouvais-je espérer ? Cet intermède était un coup de folie, une des formes, sans doute,
de cette mélancolie qui saisit les hommes au mitan de
leur vie et leur fait imaginer bien à tort qu’ils peuvent
commencer une seconde existence, éclairée par l’expérience de la première. Je cherchai seulement le moyen
d’annoncer ma décision au roi et de le convaincre de
l’accepter.
    Je ne sais s’il faut le regretter ou considérer que ce fut
une chance. En tout cas, ces résolutions se brisèrentdans la semaine suivante lorsque Agnès m’appela auprès
d’elle à Beauté.
    *
    Le roi, qui pendant si longtemps s’était montré d’une
frugalité qui frisait l’avarice, aimait désormais dépenser. Il exprimait ses joies ou sa gratitude en offrant
des cadeaux. À chaque accouchement, la reine recevait
une robe somptueuse. Et j’ai déjà dit qu’avec le même
naturel, Charles avait acheté un gros diamant pour sa
maîtresse. Les victoires sur l’Anglais lui donnaient l’occasion de faire d’autres cadeaux, plus considérables
encore, puisqu’ils consistaient en terres acquises sur
l’ennemi. En général, ces prises de guerre étaient utilisées pour récompenser les plus vaillants de ses capitaines ou d’autres personnages de la cour.
    Confondant les deux pratiques, celle du cadeau d’affection et le privilège royal de conférer des apanages,
le roi se mit en tête d’offrir un domaine à Agnès. Je
doute qu’il l’ait choisi lui-même, car un fond de pingrerie lui aurait certainement fait préférer une demeure
plus modeste. Sans doute fut-ce Agnès elle-même qui
demanda Beauté. Et elle l’obtint.
    Le connaissait-elle ou avait-elle été séduite par le nom
de ce château ? En tout cas, son choix était excellent,
trop beau même, au point qu’il fit scandale. Créé par
Charles V, le domaine de Beauté près de Vincennes est
un des plus beaux châteaux de France. Le grand-père
de Charles en avait fait sa résidence favorite. Il avait été
repris aux Anglais par Richemont cinq ans plus tôt.
    Une telle faveur révélait d’un coup ce que tout lemonde savait mais s’efforçait d’ignorer : le roi était
amoureux. Agnès, en prenant possession de ce domaine
royal, se hissait au-dessus des simples maîtresses. Personne n’était pour autant disposé à la voir entrer dans
le cercle royal. Les jalousies décuplèrent et, sous les
mimiques des courtisans, on distinguait maintenant des
lueurs de haine.
    Ni le roi ni Agnès ne donnèrent aux envieux la satisfaction de prêter

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