Le Gué du diable
sac dissimulé entre tunique et chemise. L’intendant, quant à lui, après avoir accepté de Julien un gobelet de vin, prit le chemin qui descendait vers le sud, puis tourna à gauche pour se diriger vers la cressonnière.
La vieille Arminia habitait une masure à l’orée du village. Elle était veuve, sans descendance et pauvre. Elle vivait, chichement, des légumes d’un petit potager, élevait trois ou quatre poules et deux ou trois lapins. Le peu de farine, d’huile et de lard dont elle disposait, elle le devait à la charité. Sa hantise, c’était le bois, pour faire la cuisine, pour se chauffer. Elle se le procurait en allant fagoter dans les environs de la cressonnière. Elle était sûre d’en ramener. C’était un lieu de mauvaise réputation. Peu s’y risquaient. On rapportait, avec des frissons, que des esprits malfaisants gîtaient dans les halliers, que des démons mâles et femelles s’adonnaient à des sabbats répugnants vers lesquels ils attiraient voyageurs et passants pour des étreintes de perdition. L’eau du ru, elle-même, passait pour maléfique : on en voyait pour preuve que, dans ce lieu, qui s’appelait pourtant « la cressonnière », on n’avait jamais vu pousser, de mémoire d’homme, la moindre plante d’eau. Si Arminia se rendait quand même en un tel endroit pour y ramasser du bois mort, c’est qu’elle n’avait pas le choix. Surprise ailleurs, elle aurait été punie.
Ce matin-là, elle descendit donc pour faire quelques fagots vers la cressonnière, une heure environ après avoir vu passer l’intendant Malier. Arrivée au croisement d’où partait la courte sente qui menait jusqu’à l’eau, il lui sembla apercevoir un corps allongé près du ruisseau. Poussée par la curiosité, elle s’approcha. Elle poussa un cri : elle venait de reconnaître, mort selon toute apparence, celui qui était passé devant chez elle, vivant, peu auparavant.
Épouvantée, criant ses prières vers le Ciel, elle s’enfuit. Dans son esprit, aucun doute : Malier avait défié les démons, ceux-ci le lui avaient fait payer de sa vie ; elle-même subirait un sort semblable si elle ne s’écartait pas au plus vite de ce lieu maudit. N’entendait-elle pas nettement des grondements, des ricanements, des plaintes étranges dans les fourrés ? Bien qu’elle dût gravir la pente assez raide menant au bourg, malgré son âge, poussée par la force de la terreur qu’elle exprimait à pleine voix, elle courut jusqu’à la place de Diges où elle ameuta la population. Ses propos étaient si incohérents qu’on la crut d’abord en proie à un subit accès de démence. Julien, qui était accouru, comprit peu à peu la vérité, laquelle ressortait de ses propos puisqu’il y était question de cet intendant dont il connaissait la présence à Diges.
Il rassembla quelques villageois, et la petite troupe, non sans réticence, se dirigea vers la cressonnière, certains, par crainte, rebroussant cependant chemin. Sans trop s’approcher, Julien qui devançait les autres aperçut celui qui gisait au bord des eaux dormantes. Accompagné par deux bûcherons, hommes téméraires armés de leurs haches, il vint plus près encore. Malier était couché sur le flanc. Il portait au dos trois blessures. Les coups avaient largement entamé sa tunique et sa chemise qui étaient trempées de sang. Il ne bougeait plus, il ne respirait plus. L’un des deux bûcherons, qui était aussi guérisseur, se pencha sur le corps. Il confirma que l’intendant Malier avait cessé de vivre. Maintenant, la curiosité l’emportant sur la peur, on venait de tout le bourg. La foule, d’abord muette, ne tarda pas à bourdonner de commentaires. Julien prit des dispositions pour la maintenir à distance du cadavre et envoya à Escamps un cavalier chargé de prévenir les Nibelung. Quant aux missi dominici, ils seraient tenus au courant par leurs assistants qui, selon certaines rumeurs, chevauchaient vers Diges et y arriveraient sans tarder.
En s’écartant pour laisser un passage à Timothée et au frère Antoine, les curieux leur avaient permis d’apercevoir une charrette à laquelle était attelé un cheval et sur laquelle gisait un cadavre placé sur un lit de paille et à moitié recouvert d’un drap. Un homme d’âge mûr, vêtu d’une tunique de laine fine serrée à la taille par une riche ceinture, était en train de donner des instructions au conducteur du véhicule. Il se tourna,
Weitere Kostenlose Bücher