Le Gué du diable
contrecœur le chef des Nibelung. C’est plausible. En tout cas, je n’ai été au courant de rien.
— Soit… Cependant…
Le Grec lissa son collier de barbe et laissa un instant la phrase en suspens.
— Cependant, s’il est plausible que Malier se soit rendu à ce gué, pourquoi ne serait-il pas le meurtrier ?
— Rien n’est impossible… Mais Malier ? Tuer un Wadalde ? Et d’abord, pourquoi l’aurait-il fait ?
— Je n’en sais rien, répondit Timothée, mais tenons-nous-en à l’essentiel : un, le règlement des différends, opposant les deux familles, était bien du ressort de Malier, oui ?
— Combien de fois devrai-je le dire ?
— Deux, il était peut-être présent à ce gué sur l’Ouanne, n’est-ce pas. Alors…
Le Goupil dévisagea le seigneur des Nibelung et enchaîna avec un léger sourire :
— … Alors je ne peux m’empêcher de penser que si ton intendant était coupable du meurtre de Wadalde – ce qui innocenterait tout autre –, cette incrimination d’un homme aujourd’hui mort te procurerait quand même un grand soulagement. Est-ce que je me trompe ?
— Malier n’a pu tuer Wadalde.
— Seigneur, tu as réaffirmé cela avec un manque de conviction qui me confirme que sa culpabilité t’arrangerait bien.
Le frère Antoine, afin de bien marquer le caractère officiel de sa démarche, avait demandé à deux gardes de l’accompagner jusqu’à la résidence de Luchy, où il fut accueilli par Badfred qui le conduisit auprès de son père.
— Je dois t’avouer sans ambages ma perplexité, déclara d’emblée le seigneur des Gérold, non quant à l’assassinat ignoble de Wadalde, car à qui l’attribuer sinon aux Nibelung ?
— C’est là une opinion, sans plus, dit le moine, tout en refusant un gobelet de vin qui lui avait été servi.
— Mon siège est fait, dit Isembard. Quant au meurtre de Malier, j’avoue ne pas comprendre. Certes, la manière dont on a fait périr Wadalde est exécrable, mais la vengeance doit aujourd’hui céder la place à la justice. Je l’ai souligné avec force. Je suis certain d’avoir été entendu par tous les miens.
— Malier n’en a pas moins été assassiné.
— Assurément et je ne m’en réjouis pas. Admettons un instant que quelqu’un ait voulu tirer vengeance, malgré tout, du meurtre de Wadalde. Est-ce à Malier qu’il s’en serait pris ? On le connaissait pour homme d’écritoire, vétilleux, habile, retors même… Pour combattant expert et valeureux ? Certainement pas ! Plutôt couard en vérité. Difficile, dans ces conditions, de lui attribuer un crime, odieux sans doute, mais audacieux, car Wadalde n’était pas un mouton qu’on égorge sans risque.
— Je te le répète : Malier n’en a pas moins été tué. Alors… par qui ?
Isembard fit mine d’hésiter, puis il se décida :
— Qui ?… Je n’ai finalement trouvé qu’une explication : Malier détenait un secret et c’est pour cela qu’il a été supprimé…
— C’est-à-dire ?…
— C’est lui qui avait pris l’initiative de pourparlers. A je ne sais quelle occasion, il était entré en contact avec Benoît, mon propre intendant. Ils sont convenus de tractations préalables, d’un jour, d’une heure, d’un lieu…
— Curieuse idée, soit dit en passant, de choisir pour un rendez-vous ce Gué du diable.
— Benoît, je crois, a choisi ce lieu parce que le gué lui-même et le bout de chemin commun qui y conduit constituent, en quelque sorte, un terrain neutre.
— Soit ! Et qui devait te représenter ?
— J’avais choisi Robert, mon demi-frère, et avais exclu Wadalde en raison des propos qu’il avait tenus concernant Frébald et Adelinde.
— C’est pourtant bien Wadalde qui s’est finalement rendu à ce gué !
— Oui et, sincèrement, je ne sais pas pourquoi. J’ai interrogé mon frère à ce sujet, et sans ménagement, tu peux me croire. Il m’a assuré que Wadalde avait insisté pour assumer cette mission à sa place et qu’il avait fini par se laisser convaincre.
— Sans te demander ton accord, sans même t’en avertir ? s’étonna le moine. Voilà qui est, pour le moins, singulier. Enfin… je suppose que ton frère nous confirmera tout cela.
— Sans nul doute. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que, sans le vouloir, mon frère a sauvé sa vie en acceptant que Wadalde aille à sa place à la rencontre d’un meurtrier.
— Oh
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