Le Gué du diable
s’est levé sur la ville.
CHAPITRE IV
Alors que Timothée se dirigeait vers la Taverne du Cygne d’Or pour y prendre son déjeuner, il fut accueilli, non loin de la résidence de la mission, par les huées d’un petit groupe d’hommes qui le traitèrent d’« étranger maudit », de « sale Levantin », de « suppôt du démon » et de « porte-malheur », invectives plutôt distinguées en somme, mais qui, pensa-t-il, n’en étaient pas moins surprenantes. Comme il s’avançait, l’air très décidé, vers ses insulteurs, ceux-ci, bien qu’ils fussent en nombre, s’éloignèrent rapidement, évitant tout affrontement comme toute explication. Leur zèle diffamatoire ne semblait pas très opiniâtre.
Arrivé chez maître Gérard, il fit venir ce dernier à sa table et lui narra l’incident.
— A ce que je vois, commenta l’aubergiste, le comte Ermenold n’a pas tardé à lâcher ses chiens.
Le Grec, du regard, l’invita à poursuivre.
— Tu peux bien imaginer, expliqua Gérard, que la nouvelle de sa disgrâce n’a pas tardé à se répandre, surtout que la visite du comte Childebrand dans les locaux de justice n’a pas été excessivement discrète. Étant donné que les façons d’agir du comte d’Auxerre et de ses créatures ont provoqué bien des mécontentements, beaucoup, en cette ville, ont fait des gorges chaudes de ses déboires… J’ai reçu hier soir son bouteiller qui vient quelquefois chez moi pour se procurer des vins de qualité. Comme il avait l’air tout retourné, j’ai bien compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. C’est lui qui m’a appris la décision que tes maîtres avaient arrêtée. Plus d’enquête pour le seigneur Ermenold ; les missi dominici prenaient l’affaire en main ! Il en était vert de rage… Une colère épouvantable ! Le souper a été un enfer : tout était à vomir, la viande avariée, les tourtes brûlées, le poisson pourri et les vins aigres. Il jetait tout par terre… Il fit fouetter sous ses yeux un malheureux marmiton… Puis, après s’être levé de table, toujours aussi furieux, il dispensa force coups de pied à celui-ci ou à celle-là – mon pauvre bouteiller n’y échappa pas – et il s’enferma dans son bureau avec un certain Bigaud, que je connais pour être le chef des mouchards et des meneurs à sa solde. D’où, sans nul doute, ce qui vient de t’arriver.
— Je le pense aussi.
— Mais, si tu veux mon opinion…
— Je la veux !
— … ils ne vont pas en rester là. Votre chemin va être jalonné d’embûches.
— Bien vu, l’ami, si bien vu même que tu dois pouvoir nous aider à les éviter… Rassure-toi, rien de dangereux à entreprendre, ni même de compromettant. Avant tout, des oreilles attentives et une ouïe fine.
— Mes oreilles te sont tout acquises. Quant à aller vraiment à la pêche aux renseignements… N’oublie pas que la vie d’un aubergiste comme moi se déroule au vu et au su de tous, et qu’entre les approvisionnements, les livraisons, la cuisine, le soin de la clientèle, le service des dortoirs et des chambres, la conduite et la surveillance des serveurs, servantes, marmitons et autres domestiques, bref, j’en passe, je n’ai plus un instant à moi. Ma femme s’en plaint assez…
— D’autant que tu dois t’égarer parfois dans d’autres lits que le sien.
— Moi ? Jamais ! s’écria maître Gérard. Mais je voulais te dire qu’à défaut de te rendre moi-même les services que tu réclames, je connais quelqu’un qui pourra t’être d’un grand secours… pour toi, pour tes maîtres. C’est quelqu’un qui sait beaucoup de choses pour avoir beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup médité, quelqu’un qui sera certainement disposé à servir les missionnaires du roi…
— … de l’empereur Charles…
— … de l’empereur, oui, quelqu’un de discret, quelqu’un qui se contentera de ce que lui offrira la générosité… impériale.
Timothée caressa son collier de barbe et répondit :
— En terminant cette excellente caille, je vais réfléchir à tout cela. Si je pense utile de recourir à cette merveille, je te le ferai savoir sans tarder.
La veille, tous ceux qui habitaient la résidence des Nibelung d’Auxerre, les nobles comme les humbles, les libres comme les esclaves, s’étaient formés en cortège sous la direction de Frébald lui-même pour aller au-devant du modeste véhicule qui
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