Le Gué du diable
favoritisme ? Ne s’attaquaient-ils pas à l’enquête qu’avait menée le comte d’Auxerre et qui avait déjà produit d’excellents résultats ? Ne méconnaissaient-ils pas volontairement les preuves les plus certaines et n’allaient-ils pas jusqu’à libérer ces Frisons que tout accablait pourtant ?
Doremus regagna sans tarder la résidence, dans laquelle il entra par l’une des portes de service. Il ne nourrissait plus aucun doute : le travail de sape qu’il avait constaté commençait à engendrer dans la population inquiétudes, turbulences et même colère. Si les missi dominici, aussi bien d’ailleurs que les vassaux, avaient les moyens de faire face et de riposter, il n’en allait pas de même pour les Frisons. L’ancien rebelle craignait que les accusations dont ils étaient l’objet et les appels à la vengeance dont ils étaient la cible ne provoquent des expéditions punitives meurtrières, menées par une populace enragée. Tel était, à son estimation, le danger le plus immédiat. Il s’en ouvrit à l’abbé Erwin comme au comte Childebrand, en rapportant les constatations préoccupantes qu’il avait faites en ville.
Childebrand réagit par une de ces colères froides qui étaient bien plus violentes que les emportements sanctionnant ses mécontentements ordinaires. Blême, la mâchoire serrée, le regard flamboyant, il articula :
— Doremus, es-tu sûr de ton fait ?
L’ancien rebelle hocha la tête affirmativement et répondit simplement :
— Oui, seigneur ! En général, je le suis !
— Je n’en doute pas.
Le comte donna un coup de poing sur la table.
— Cet Ermenold… murmura-t-il. Cornes du diable, va-t-on laisser ce boutefeu embraser tout le pays ?
Puis, il ajouta, tentant toujours de se contrôler :
— Et ces Gérold, ces Nibelung… d’Auxerre… Jolis vassaux, en vérité !… Et moi qui suis entravé par cette maudite parenté avec Adelinde… Dieux du Ciel !… Cet Ermenold… Ah, si je n’étais pas ici en mission pour Charles, j’aurais tôt fait de régler la question !
Il continua de la sorte quelques instants encore à déverser sa rage qui, peu à peu, d’imprécations en invectives, finit par s’apaiser ; alors seulement l’abbé saxon intervint :
— En tout cas, dit-il, il est urgent de prendre des dispositions vigoureuses pour faire cesser dans les plus brefs délais cette campagne de dénigrement, de calomnies, de provocations et d’appels au meurtre menée par ses agitateurs.
— Certes, et le plus tôt sera le mieux, approuva Childebrand. Quant à la milice du comté, il est également plus que temps de prendre des décisions à ce sujet. Dans les conditions actuelles, il est exclu qu’Ermenold en garde la disposition.
— Pour la lui ôter, il suffira de décréter qu’elle entre désormais à notre service dans le cadre des enquêtes dont nous prenons la responsabilité. Le chef de cette milice sera donc placé sous le commandement de Hermant… Quant aux Frisons…
— Ah, ce n’est pas que je me soucie de ces esclaves-là, car les Frisons furent des ennemis coriaces ! s’écria Childebrand. Mais, depuis qu’Ermenold les a pris pour cible, ils me sont devenus chers, sacrés pour ainsi dire.
— J’ai assisté à la question subie par un des leurs, un certain Van. Il a été courageux, nota Doremus.
— Ils sont coriaces, je te l’ai dit. Quoi qu’il en soit, je considère qu’ils sont sous notre protection. Pas question qu’on touche à un seul de leurs cheveux ! Donc, toi, Doremus, qui les connaît et qu’ils connaissent, voici ce que tu vas faire…
Les Frisons, hommes et femmes, travaillaient sur des prés et des champs de leurs tenures situés non loin de l’Ouanne. Doremus ordonna aux trois gardes qui l’accompagnaient de demeurer à bonne distance tandis qu’il s’approcherait, seul, pour ne pas déclencher une panique.
Il avança ainsi, sans escorte apparente, et reconnut de loin, au sein d’un groupe d’esclaves penchés sur la terre, Van avec son abondante chevelure blanche qui dépassait de son bonnet. En voyant arriver un cavalier, tous se redressèrent, prêts à fuir. Apparemment Van les rassura car, appuyés sur le manche de leur râteau ou de leur houe, ils attendirent avec curiosité que Doremus vienne vers eux. Van, voûté, clopinant, soutenu par deux jeunes gens, marcha au-devant de lui. L’assistant des missi descendit de cheval. Le Frison, ému, le salua
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