Le Gué du diable
maître…
— Écoute-moi bien ! Je n’ai pas l’intention, moi, de te soumettre à la torture. Mais je suis certain que vous avez aperçu un cavalier à peu près à l’heure du crime. Si j’ai raison, c’est capital. Or je suis sûr de mon fait. Tu pourrais me dire que, si tu avais eu connaissance de quelque chose, tu l’aurais avoué sous les coups de fouet. Il est vrai que tu as préféré la souffrance, et peut-être la mort, plutôt que de parler. Pourquoi, je ne le sais pas, pas encore. Mais je sais que tu sais. Parle ! Les missionnaires du souverain qui, maintenant, ont décidé de mener eux-mêmes les investigations ont besoin de connaître la vérité.
— Hélas ! qu’allons-nous devenir ? se lamenta Van.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Si je parle, tout est perdu…
L’ancien rebelle réfléchit longuement, puis il murmura :
— Escamps, le chemin venant d’Escamps… qui pouvait chevaucher là ? Van, craindre que ton témoignage ne te perde, toi et tous les tiens, n’est-ce pas déjà avoir tout avoué ?
— C’est terrible, maître, répondit le Frison au bord des larmes, de devenir un esclave… ma famille aussi. C’est la guerre, c’est ainsi. C’est un très grand malheur… Oui, mais il aurait pu être pire. J’ai une maison. Certes, on pourrait me l’enlever ; mais qui travaillerait aux champs ? J’ai un potager, du bois, un bout de verger, deux chèvres et un âne, bien à moi. Grâce au Ciel, c’est ici, dans ce pays de blé et de miel, que j’ai été déporté avec les miens et qu’on nous a casés. Nous avons de bons maîtres. Ils nous laissent de quoi vivre… Et moi… moi…
— Et toi tu les dénoncerais ? compléta Doremus.
Van porta la main à son visage pour essuyer quelques larmes.
— C’est donc bien un de tes maîtres que tu as aperçu sur le chemin menant au Gué du diable. Voilà pourquoi tu n’as rien dit, même soumis à la question. Et tu serais mort sous les coups sans ouvrir la bouche sur ton secret ?
— Le courage, c’est au début qu’il faut en avoir. Après, j’ai eu tellement mal… je ne pouvais plus parler… Et puis, j’ai pensé que j’allais mourir… Un Frison, même esclave, maître, a de l’honneur… A quoi bon ajouter la honte à la mort !
L’assistant des missi hocha la tête : il avait vu tant de suspects et d’innocents avouer tout et n’importe quoi sous la torture. Et il pensa que nombre de vassaux qui devaient fidélité à leurs seigneurs étaient loin d’égaler cette loyauté d’un être humain à qui la servitude aurait pu ôter, sans scandale, tout sentiment de gratitude.
— Van, sais-tu pourquoi l’abbé Erwin et le comte Childebrand, missionnaires de l’empereur Charles, qui sont mes maîtres, savent démasquer les coupables et rendre justice à tous, même aux plus humbles ? Parce que, avec l’aide de leurs assistants, ils savent observer, distinguer le vrai du faux, et lire la fourberie et le crime dans le regard des méchants ; mais aussi parce qu’ils savent reconnaître l’innocence ; enfin, parce qu’ils protègent le témoignage. Connaissant mes seigneurs, je t’assure que tu peux parler sans crainte. S’il faut que tes paroles soient gardées secrètes, elles le seront.
L’esclave, retrouvant quelque force, se redressa.
— A la fin des fins, il faut donc que je parle… Ce cavalier qui allait vers le gué, au soir, sur les terres des Nibelung, peut-être à la rencontre de Wadalde, je l’ai, en effet, reconnu.
— Parle donc !
— Je l’ai reconnu tout à fait, mais je ne peux être sûr…
— Te moquerais-tu de moi ? Qu’est-ce que cela veut dire : je l’ai reconnu sans en être certain ?
— Cela veut dire que Héribert et Théobald se ressemblent comme deux brins de paille, vu qu’ils sont jumeaux. De près, on peut voir de petites différences ; on arrive à savoir qui est qui. A distance, c’est impossible.
— Bon sang de bon sang ! Es-tu sûr, au moins, qu’il s’agissait de l’un ou de l’autre ?
— C’est toujours à l’un des deux que nous avons affaire par ici pour les travaux des champs, la pâture, le bois, les corvées, les charrois…
— Et ce cavalier est passé tranquillement par le chemin.
— Comme tu le dis. Ça m’a étonné, quand j’y ai repensé… après le crime. Son cheval était au pas. Il avançait sans se cacher, comme quelqu’un qui n’a rien à craindre, qui ne cherche
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