Le Gué du diable
terre. L’autre dut lâcher sa pique pour porter ses mains à sa poitrine d’où dépassait l’empenne d’une flèche. Il grimaça et tomba lentement à terre en vomissant un flot de sang. Les deux porte-glaive qui s’apprêtaient à accourir pour achever le comte qui aurait été jeté à bas de son cheval demeurèrent un moment sur place, stupides, puis, reprenant leurs esprits, lâchèrent leurs armes et s’enfuirent à toutes jambes. Seul Bigaud était resté planté, face à Ermenold.
— Qu’attends-tu, lui dit-il, pour me tuer ? Va donc, achève avec ton glaive ce que tu as commencé avec ta langue !
Cependant Doremus, rajustant son carquois et son arc, s’était interposé entre le comte et le révolté.
— Assez, Bigaud ! cria-t-il. Prisonnier des missi, tu vas te taire et me suivre.
Alors, la ligne menaçante des cavaliers commença à descendre au pas, sans charger, vers la foule, ce qui déclencha une panique. En un instant, elle se trouva dispersée. Les plus véloces s’étaient enfuis en courant vers les portes de la ville, tandis que les femmes, accompagnées d’enfants, formaient l’arrière-garde de cette troupe en déroute.
Le frère Antoine regarda avec intérêt cette débandade. Puis il s’approcha du colosse, retira l’un de ses couteaux de sa gorge. Il se dirigea vers le piquier qu’il avait foudroyé pour récupérer son autre arme de jet. Il les essuya sur les vêtements de ce mort et les replaça dans leurs gaines, à sa ceinture. Il se tourna vers Ermenold et lui dit, non sans insolence :
— J’ai craint pour ton cheval !
Il revint vers sa jument Léonie et décrocha de la selle un rouleau de corde. Il ordonna à Bigaud de s’approcher de lui. Il lui attacha les poignets avec l’une des extrémités de ce lien et en tendit l’autre à Doremus qui était resté sur son cheval.
— Comme cela, nous aurons un meneur bien mené, lâcha l’ancien rebelle.
Le frère Antoine se remit en selle, et les deux assistants des missi, suivis de leur prisonnier, à pied, rejoignirent l’abbé saxon qui était demeuré sur place, tandis qu’Ermenold, lui, partait vers Auxerre, sans un mot.
— C’est bien, très bien, mes enfants, dit Erwin avec un léger sourire à l’adresse de Doremus et du frère Antoine.
Il désigna Bigaud.
— Précieuse prise, en vérité ! Il nous sera beaucoup plus utile vivant que mort.
Childebrand, suivi de Hermant, s’était rapproché de son ami. Il lui lança sur un ton qu’il voulait plaisant mais où perçait une pointe de regret :
— Tu nous as privés d’une belle charge !
— Tes colosses méritent d’autres adversaires que cette piétaille, répliqua le Saxon. Et mieux vaut prévenir que guérir.
— Enfin, j’espère que, maintenant, nous allons avoir un peu de répit et que…
Il s’arrêta, car il venait d’apercevoir Timothée s’avancer vers eux au grand galop.
— Rien de grave dans la ville, au moins ? demanda Childebrand, inquiet.
— En ville non, seigneur, répondit le Grec. Mais…
— Quoi encore ? s’écria le comte exaspéré.
— Badfred a échappé de peu à la mort, cet après-midi.
— Un accident ?
— Une tentative de meurtre !
Une bordée de jurons accueillit cette précision.
— Il se rendait à Pourrain en passant par le bois de Chazelles, expliqua Timothée, quand deux flèches furent tirées sur lui. Elles sont passées l’une et l’autre, à ce qu’il m’a dit, à un doigt de sa tête. Si, à cet instant précis, il ne s’était pas penché pour flatter l’encolure de son cheval, elles auraient fait mouche.
— Est-ce lui qui t’a relaté cet attentat ?
— Oui, j’étais à la résidence occupé par les tâches que tu m’avais confiées quand il est venu, encore bouleversé, m’apprendre ce qui lui était arrivé.
— A-t-il aperçu celui qui l’avait visé, recueilli quelque indication intéressante ?
— Il n’a vu personne… Il lui a semblé entendre un bruissement comme celui que ferait quelqu’un fuyant par les fourrés.
— Évidemment, il n’a pas pu engager de poursuite.
— Évidemment pas.
Childebrand se tourna vers Erwin.
— Étrange tout cela, n’est-ce pas ?
— Très étrange et bien instructif, répondit le Saxon.
CHAPITRE V
Depuis qu’ils avaient quitté Auxerre au petit matin, l’abbé Erwin et Timothée chevauchaient de conserve en silence. Le Grec respectait la méditation de son maître. Il
Weitere Kostenlose Bücher