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Le Gué du diable

Le Gué du diable

Titel: Le Gué du diable Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marc Paillet
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avec quoi il préparait de petits amuse-gueule qui permettaient à son maître de « se refaire la bouche » entre deux dégustations. Un autre aide prélevait sur chaque fût un peu du précieux liquide qu’il laissait couler ensuite dans un taste-vin à l’intention de son chef. Un troisième serviteur suivait celui-ci pour enregistrer ses appréciations pièce après pièce.
    Quand Bernier vit le moine, il s’apprêtait à goûter le vin d’une autre barrique. Il s’arrêta et regarda s’avancer l’intrus, le toisa, le jaugea ; son visage exprima une vive crainte comme s’il avait aperçu la terreur des celliers personnifiée. Le frère Antoine se présenta comme assistant des missi dominici, ce qui n’atténua pas les alarmes du maître vigneron.
    — Et que vient faire en cette modeste cave un membre éminent d’une mission impériale ? demanda-t-il d’une voix qu’il ne parvenait pas à rendre cordiale.
    — Rassure-toi, mon fils, je ne suis pas venu réquisitionner quoi que ce soit en vertu de notre droit de tractoriale ( 14 ).
    — Ah bon, ah bon ! dit Bernier très soulagé. Alors ne te plairait-il pas de m’aider à goûter cette nouvelle cuvée ? L’année me semble louable.
    Le Pansu ne se fit pas prier. Pourvu d’un taste-vin, il put accompagner le maître de chai dans ses dégustations. Il sut humer longuement le bouquet de chaque prélèvement, en apprécier le moelleux qui avait presque achevé d’éliminer l’amertume du cru. Il jugea cette nouvelle cuvée prometteuse, déjà longue en bouche et bien charpentée. Maître Bernier était aux anges : enfin un vrai connaisseur ! Le frère Antoine était arrivé au septième tonneau quand il en vint à l’objet de sa démarche.
    — J’espère, dit-il, que rien de fâcheux n’arrivera à un vignoble qui produit une telle merveille… Cependant ne m’a-t-on pas dit à Auxerre qu’un méchant orage de grêle s’était abattu sur la région ?
    — Ne parle pas de malheur, mon père. Il n’y a rien eu de tel, Dieu soit loué !
    — On m’avait pourtant dit qu’un des fils du seigneur Frébald s’était rendu ici à cause de quelque calamité, récemment.
    — Vraiment, à la ville, on ne sait pas quoi inventer ! Il s’agit de visites ordinaires. Les Nibelung tiennent à leurs vignes, évidemment. Ils les surveillent, c’est normal. Le seigneur Héribert s’en occupe particulièrement. La dernière fois qu’il est venu…
    — Quand était-ce déjà ?
    — Oh ! je m’en souviens très bien : c’était le jour où un homme d’armes des Gérold a été assassiné. Ça a fait assez de bruit dans tout le pays… C’était fatal, ça devait arriver un jour… Entre ces deux familles, tu sais…
    Le frère Antoine hocha la tête d’un air entendu.
    — Je me suis dit que le seigneur Héribert, lui, au moins, n’avait rien à voir avec tout cela, vu qu’il a passé toute la journée ici à inspecter les vignes… et les caves. Il n’est parti qu’au crépuscule… précisa Bernier. Héribert est un bon maître. Je n’aimerais pas en changer. Dieu sait sur qui on tomberait !…
    — Je ne vois pas pourquoi tu aurais à en changer.
    Le frère Antoine, malgré l’insistance du maître vigneron, ne prolongea guère ses dégustations expertes. Il avait hâte, à présent, de rapporter aux missi dominici l’information qu’il venait de recueillir.
     
    Lorsque Frébald, que l’abbé Erwin et le comte Childebrand avaient convoqué, entra dans la salle de réception, il leur apparut vieilli de dix ans. Le seigneur des Nibelung prit place, en soupirant, sur un siège que lui avait désigné le Saxon, et, avant même d’avoir prononcé une seule parole, se versa un gobelet d’une boisson rafraîchissante qu’il avala d’un trait.
    — Je vis un calvaire, dit-il enfin. Ces meurtres, puis cet attentat contre Badfred, et le reste… Oh ! Dieu, pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?
    — … Parce que tu l’as voulu, répliqua Childebrand. Ce calvaire que tu vis, tu aurais pu te l’épargner en nous révélant ce secret qui te ronge… Si nous t’avons demandé de comparaître seul devant nous, pour l’instant, c’est que tu nous obliges à dire à un père des vérités qu’un fils ne doit pas entendre. Seigneur Frébald, tu as menti !
    Le comte arrêta d’un geste une protestation esquissée.
    — Tu as menti en affirmant que ton intendant avait seul la charge des litiges vous opposant aux

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