Le Gué du diable

Saint-Bris…
    Il s’arrêta un court moment et regarda son père.
    — Ils savent, et je dois avouer qu’il me tarde de leur confesser ce que j’aurais dû leur révéler bien auparavant.
    Il se tourna de nouveau vers les missi dominici et déclara, d’une voix lente et grave :
    — C’est moi qui me suis rendu au Gué du diable. Lorsque je suis arrivé, j’ai aperçu sur la rive un corps inanimé à moitié immergé. Il gisait sur le dos. Afin de voir si l’homme était mort ou simplement blessé, je me suis approché. J’ai reconnu Wadalde. Il portait à la gorge une plaie si profonde que la tête avait été presque détachée du tronc. C’était affreux. Je suis demeuré un long moment sur place, désorienté. Finalement, j’ai décidé de revenir à Escamps pour demander conseil à mon père. Témoignant sous serment – que le Tout-Puissant m’ôte la vie à l’instant si je mens ! –, j’affirme que je n’ai pas tué Wadalde !
    — Nous verrons cela, dit le Saxon. Pour l’heure, une première question se pose : pour quelle raison t’es-tu rendu à ce gué ?
    — Vous en connaissez la réponse. Je devais y rencontrer un émissaire désigné par Isembard.
    — Savais-tu qu’il s’agirait de Wadalde ?
    — Non. Je n’aurais jamais pensé à lui, étant donné la haine qu’il nous portait.
    — Étais-tu au courant des propos injurieux qu’il avait tenus sur Frébald et Adelinde ?
    — Non, je l’assure, je ne les ai appris que par la suite.
    — Comment cette entrevue avait-elle été préparée ?
    — Des contacts préalables avaient réuni Malier et Benoît, l’intendant des Gérold, à leur propre initiative, je crois. Les affrontements incessants qui opposaient les uns et les autres leur rendaient difficile l’administration des domaines, et ils en craignaient les conséquences.
    — N’est-il pas curieux qu’ils aient choisi pour lieu de rencontre un gué d’aussi mauvaise renommée ?
    — Benoît, paraît-il, y tenait, mais je n’en sais pas plus.
    — Soit ! Revenons à ces contacts préalables. Ils n’ont pu avoir lieu sans qu’Isembard d’un côté et ton père de l’autre en aient été avisés, et de manière précise !
    Comme Frébald s’apprêtait à intervenir, Childebrand l’arrêta d’un geste.
    — C’est ton fils qui témoigne !
    — En effet. Malier n’a pas manqué de tenir au courant mon père qui a longuement hésité avant de donner son accord, tout en laissant à notre intendant le soin de régler les détails de l’entrevue à venir.
    — Y compris quant à la désignation de celui qui le représenterait ? demanda le comte Childebrand.
    — Non, cette décision-là, il l’a prise lui-même. Il n’en a avisé que moi, bien entendu, et Malier. Pour tous les autres, elle devait demeurer secrète.
    Le comte se tourna vers Frébald.
    — Sais-tu, dit-il, que nous pourrions te faire passer en jugement pour avoir tenté de tromper des missi dominici, ce qui constitue une violation du ban ?
    — Ne pouvez-vous au moins comprendre pourquoi j’ai agi de la sorte ?
    Erwin devança la réponse de son ami :
    — Nous pouvons le comprendre, mais non l’excuser !…
    Puis, s’adressant à Théobald :
    — Lorsque tu es revenu du gué sanglant et que tu appris à ton père ce qui s’y était passé, de quoi êtes-vous alors convenus ?
    Le fils de Frébald poussa un profond soupir.
    — Je vous ai confessé, seigneurs, tout ce que j’avais à vous apprendre, tout ce qui peut être utile à vos investigations, répondit-il. Ce que nous avons décidé, mon père et moi ? Pouvez-vous le demander à un fils ? Est-ce si important d’ailleurs ? Vous révélerais-je encore quelque chose que vous ne savez pas ?
    — Après tant de silences et de contre-vérités, qui sait…
    Théobald accusa le coup avec accablement. Il reprit péniblement :
    — Peut-être puis-je ajouter ceci : étant donné la nature du crime, l’affaire ne pouvait que ressortir à la justice du comte Ermenold. Vous pouvez imaginer sans peine le parti qu’il aurait tiré de la confession que je viens de vous faire.
    — Admettons ! Mais après qu’il eut été dessaisi… C’est à nous que la vérité a été celée et, qu’on le veuille ou non, que cela plaise ou non, une telle dissimulation constitue déjà une lourde charge contre toi. Alors que si tu t’étais exprimé tout de suite…
    Redressant la tête, celui qui était ainsi