Le Gué du diable

Héribert évidemment. N’oublions pas ce deuxième cavalier se dirigeant sur les terres des Gérold vers le gué avant le crime, ce cavalier dont Ermenold ne voulait pas entendre parler.
    — … ce cavalier en qui certains voudraient voir le diable du gué ? plaça frère Antoine.
    — Croyez-moi, répondit l’abbé saxon, les démons ne sortent pas tous de l’enfer… Pour ce qui concerne les motifs de l’assassinat, comment pourrions-nous ne pas tenir compte des différends opposant les deux familles, des haines anciennes et des querelles récentes, des méfaits dont Wadalde s’était rendu coupable, de cette diatribe insensée lancée contre Frébald et Adelinde et qui avait fait dire à Mélior qu’elle serait sanctionnée par la mort ? Théobald, Albéric, ou un autre de ces Nibelung que tu dis, ami Childebrand, si sourcilleux sur l’honneur, n’ont-ils pu être poussés à venger celui de leur lignée ?
    Tous, maintenant, écoutaient le Saxon avec des visages tendus vers lui par l’attention.
    — Quant au meurtre de Malier, si les Gérold avaient voulu venger la mort de Wadalde, s’en seraient-ils pris à lui ? Personne n’a songé à le soutenir. En revanche, que Frébald ait ordonné de supprimer un témoignage accablant en retirant son intendant du monde des vivants, voilà qui a pu paraître vraisemblable. Mais qui a utilisé à cette fin la monture de Wadalde ? A l’évidence le meurtrier de celui-ci ou quelqu’un qu’il aurait tenu au courant. Comment ne pas penser à un Nibelung ?
    L’abbé saxon marqua une pause pour se désaltérer.
    — Reste l’attentat dont Badfred a été victime…
    — … dont il prétend avoir été victime, intervint le comte Childebrand. Car enfin, sur une sente étroitement enserrée par d’épais fourrés qui obligent le cavalier à suivre un trajet très délimité, l’archer le plus maladroit ne saurait manquer sa cible. Donc le fils d’Isembard a pu simuler cette agression. Pour cela, rien de plus facile : il lui suffisait de tirer deux flèches dans les halliers.
    — Certes ! Mais l’un de ces traits a été retrouvé : c’est une flèche Nibelung !
    — Tu sais bien que cela ne prouve pas grand-chose.
    — Je te l’accorde. Cependant, j’ai beau retourner le problème en tous sens, je ne vois pas pourquoi Badfred aurait simulé cet attentat contre lui-même.
    — Et s’il était coupable du meurtre de Malier, est-ce que cela n’aurait pas un sens qu’il ait voulu écarter tout soupçon de lui-même en simulant une agression dont il aurait été prétendument la cible ? souligna Childebrand avec un air outré.
    — On peut aussi penser à un Nibelung qui aurait voulu donner au fils d’Isembard une sorte d’avertissement.
    — Voilà bien de l’acharnement à accabler les Nibelung.
    — C’est que tout semble les désigner, les circonstances comme les motifs.
    — Je le conteste ! s’écria le comte avec emportement. Je n’éliminerais certainement pas, moi, Badfred du nombre des suspects. Et puis, ce « second cavalier », qui se dirigeait apparemment vers le gué, côté Gérold ? Pourquoi n’en tiendrait-on aucun compte ? Aurais-tu l’intention, pour la première fois depuis que nous enquêtons ensemble, de montrer de la partialité ?
    — Voilà de bien graves reproches, mon ami, répondit le Saxon. Il est vrai que la signification de certains indices, de certains agissements, demeure mystérieuse. Tiens, je vais généreusement t’en fournir un autre exemple : pourquoi l’assassin de Wadalde a-t-il pris soin, à grand risque d’être identifié, d’aller dissimuler la monture de sa victime au cœur d’un bois ?
    — Sans nul doute afin de s’en servir ultérieurement, proposa Doremus.
    — Voilà qui pose plus de problèmes que cela n’en résout, dit Erwin. Cela dit, je maintiens – et c’est essentiel à mes yeux – que toutes les apparences accablent Frébald et les siens !
    Et, comme le comte esquissait une nouvelle protestation, le Saxon ajouta :
    — Je n’ai rien dit de plus.
    Peu convaincu, mécontent, Childebrand grommela une appréciation indistincte, puis se versa un grand gobelet de cervoise qu’il but d’un trait.
    Erwin s’était tourné vers son ami avec un visage souriant, selon toute apparence pour lui adresser des paroles apaisantes, quand le commandant adjoint de la garde fit irruption dans la salle de délibérations pour annoncer que Mélior venait