Le Gué du diable
couler que pour notre empereur, pour Charles le Victorieux. Mais je le ferais sans hésiter, Isembard. Mes gardes sont vigoureux, aguerris, formidablement armés. Aussi courageux que soient les tiens, un combat serait inégal. Épargne-leur Souffrance et Mort, épargne-moi une douloureuse décision !
Le seigneur des Gérold ne répondit rien.
Erwin, lui, immédiatement après que Mélior eut annoncé la disparition de Clotilde et son probable enlèvement, s’était rendu à Escamps, où il trouva Frébald en train de questionner sans douceur la domesticité en présence de Théobald. Il venait d’apprendre la disparition de son petit-fils : prétextant une inspection sur une partie très éloignée du domaine, celui-ci était parti avant l’aube avec non seulement un bagage pesant, mais aussi des armes, dont une hache de guerre, ce qu’il n’avait jamais fait.
Les reproches tombaient dru :
— Crétins, chiens, criait Frébald à l’adresse des domestiques, quoi, vous avez observé tout cela, et pendant des heures vous n’en avez rien dit ! Vous n’avez prévenu personne ? Ah, vermine, vous allez voir ce qu’il en coûte d’être à ce point stupides, lâches, menteurs. Je vais vous l’apprendre, moi !
Tous, serviteurs et servantes, esclaves ou non, dos courbé, tremblaient de tous leurs membres, incapables de réagir autrement que par des cris, des gémissements, des supplications.
Le Saxon, qui était demeuré longtemps impassible, se décida à intervenir au moment où le seigneur des Nibelung s’apprêtait à frapper un palefrenier épouvanté.
— Tout cela ne sert à rien, dit-il sans élever la voix. Toi, Théobald, n’as-tu rien à dire sur la disparition de ton fils Albéric, sur sa fuite avec Clotilde ?
Ce fut Frébald qui répondit :
— Oh si, il aurait à dire ! Ce petit imbécile est tombé sous le charme d’une enjôleuse, de cette Clotilde. Il s’est mis dans la tête de l’épouser. Et elle, naturellement, cette catin, l’entretient dans cette espérance. Mais si elle s’imagine qu’elle pourra me placer devant le fait accompli, elle se trompe. Je ne céderai jamais. Je ne donnerai jamais l’un de mes petits-fils pour époux à cette fille, ultime rejeton d’une race dégénérée. Jamais ! Se ferait-elle engrosser… non jamais ! La vertu de ma race…
— Oh ! la vertu de notre race…
Cette exclamation avait été lancée par une femme d’âge mûr qui venait d’entrer. Frébald, le visage empourpré, les yeux flamboyant de colère s’écria :
— Que veux-tu dire, Gerberge ? Oserais-tu continuer ?
— J’ai à dire ceci et qui est plus important que tout, répondit sans se démonter la femme de Théobald : j’étais chez la noble Adelinde quand un garde-forestier a demandé à être reçu d’urgence, par elle-même si nécessaire, en ton absence. Il nous a appris qu’il avait aperçu Albéric et Clotilde chevauchant de conserve près de Monéteau. A son avis ils se proposaient d’y prendre le bac pour passer sur la rive droite de l’Yonne. C’était vers midi.
— N’était-ce pas fatal ? Ne vous avais-je pas, cent fois, mis en garde ? s’exclama le seigneur des Nibelung en s’adressant à Théobald et à Gerberge. Voilà où votre éducation relâchée a conduit mon petit-fils. Dieu sait vers quelle aventure cette Clotilde a entraîné Albéric, garçon sans cervelle et sans volonté.
— Non, père, repartit posément Gerberge. Albéric est au contraire un homme réfléchi, respectueux et énergique. Il n’a pu agir comme il vient de le faire sans de solides raisons.
— Ah oui, dit Frébald avec un ricanement, de sordides raisons que cette catin…
— Assez ! cria Erwin. Je ne veux plus entendre une seule épithète infamante à l’adresse d’un fils et d’une fille tous deux de bonne lignée ! Alors que chaque instant compte, qu’attendez-vous, toi, Frébald, et toi, Théobald, pour mettre à profit le peu de jour qui reste afin de vous renseigner plus avant sur cette fugue ? Si on ne les retrouve pas ce soir, ce que je n’ose espérer, je veux que demain, quand les recherches mobiliseront tout le monde, nous soyons en possession du maximum d’informations. Allez !
— Mais…
— Allez donc !
Avant de quitter la pièce, suivi de son fils, le seigneur des Nibelung se tourna vers le Saxon pour lancer avec colère :
— Soyez-en prévenus : que les Gérold ne s’avisent pas de vouloir
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