Le Gué du diable
la voix. Il m’a semblé qu’ils aboyaient autrement que d’habitude, je veux dire comme s’ils avaient perçu une menace mystérieuse. Au matin, j’ai interrogé des cultivateurs qui habitent un peu à l’écart de la résidence. Ils ont prétendu avoir aperçu, après la sixième heure, un étrange cavalier vêtu de noir. La nuit était très sombre. Ils n’ont pu distinguer ses traits d’autant qu’il portait, selon eux, une capuche qui masquait son visage.
— Après la sixième heure ? Ne dormaient-ils pas ?
— Ils auraient été alertés, eux aussi, par les aboiements insolites des chiens, des sortes de hurlements de terreur, comme si, me dirent certains, « ce cavalier nocturne eût été une créature infernale ». De là à relier cette apparition au crime du Gué du diable… Tu vois, seigneur… Je sais que les esclaves sont portés à voir partout des fantômes, des spectres démoniaques. Mais enfin, les chiens ont aboyé, et tous les témoignages que j’ai recueillis concordaient.
— Il doit exister une explication moins diabolique qu’un spectre chevauchant une bête sortie de l’enfer, jugea Erwin.
— Ce qui m’inquiète surtout, c’est que cette apparition se soit produite quelques heures seulement avant qu’Albéric se soit enfui. Lui a-t-elle semblé à ce point redoutable qu’il ait décidé d’aller trouver avec Clotilde, loin d’ici, un refuge, le salut ?
— Peut-être…
Le Saxon se plongea dans une longue réflexion que Gerberge observa, non sans en ressentir de l’inquiétude, en silence.
— Adelinde, reprit-il à mi-voix, oui, il faut maintenant qu’elle nous révèle, avant qu’il ne soit trop tard, tout ce qu’elle sait.
D’une voix affermie, il ajouta :
— Gerberge, je te charge d’aller lui transmettre cet ordre : demain matin, dès la première heure, au moment où les recherches vont reprendre, qu’elle se rende à la résidence de la mission impériale où je l’attendrai ! Il y va de la vie d’Albéric et de la vie de Clotilde. Il s’agit aussi d’éviter de sanglants affrontements. J’ai besoin de ce qu’elle sait. Si elle le souhaite, je garderai le secret sur ses confidences. Rappelle-lui, si besoin est, que je suis missus dominicus, aux ordres de son cousin, l’empereur Charles, et qu’elle me doit obéissance. Mais c’est beaucoup plus que cela, Gerberge : c’est son devoir devant Dieu !
De retour à Auxerre, vers la troisième heure de la nuit, Erwin eut d’abord avec Childebrand une longue conversation, au cours de laquelle ils se communiquèrent réciproquement les importantes informations qu’ils avaient recueillies. Puis ils tinrent conseil avec leurs assistants, Hermant et ses adjoints, le chef de la milice comtale et le diacre Dodon afin d’arrêter les dernières dispositions en vue des recherches qui allaient commencer le lendemain, dès l’aube.
Avant que le Saxon, ayant bu quelques gorgées d’hydromel, son cordial du soir, regagne sa couche, Doremus lui remit une liste établie à son intention par Rimbert de Jussy. Elle comportait les noms de certaines personnalités qui s’étaient rendues dernièrement en Auxerrois. Erwin la parcourut du regard avec un air satisfait.
— Ajouté au reste, voici qui est singulièrement instructif, dit-il. Et demain, chevalier des forêts…
— Oui, seigneur, en chasse ! répondit l’ancien rebelle.
Dès la dixième heure de la nuit, de l’hôtel où résidait la mission impériale partirent, deux par deux, huit éclaireurs. Un premier groupe, auquel s’était joint le frère Antoine, se rendit à Escamps, un deuxième à Luchy, un troisième gagna directement Monéteau où les deux fugitifs avaient passé l’Yonne, un quatrième enfin entreprit des patrouilles dans Auxerre même. Tous étaient chargés de renseigner les missi, leurs assistants ou Hermant sur les mouvements qu’ils observeraient, prévisibles ou imprévus ; l’un des éclaireurs de chaque groupe demeurerait sur place ou suivrait ceux qui se déplaceraient, l’autre faisant la liaison entre lui et le quartier général.
A la résidence, pendant ce temps, le gros de l’effectif achevait ses préparatifs. Avant l’aube, Hermant passa en revue les gardes qui se tenaient, tout équipés, à côté de leurs montures harnachées. Les uns portaient un armement léger, glaive court, coutelas de corps à corps, arc et carquois, les autres, revêtus de la broigne, grande épée de
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