Le guérisseur et la mort

notaire, reprit Mordecai. Je lui ai exposé le problème et lui ai demandé son avis. Je lui ai également demandé de gérer cette somme d’argent au cas où il m’arriverait quelque chose dans les jours qui viennent. C’est étonnant à quel point ces événements affûtent l’esprit, Isaac.
    — Il est improbable que ce mal de gorge signe votre terme, maître Mordecai, mais je regrette que vous ayez fait appel au notaire. J’espère que vous prendrez toute précaution lorsque vous boirez ou mangerez.
    — Oui, mais sincèrement, je ne me crois pas en danger. Je n’ai pas l’intention de léguer toute ma fortune à maître Lucà.
    Isaac parla brièvement à la gouvernante de la santé de son ami puis il rentra chez lui pour le petit déjeuner.
     
    Comme cela arrive souvent à Gérone, au printemps, la matinée ensoleillée céda la place à un après-midi nuageux. Bientôt il plut ; à l’heure du souper, les chemins étaient boueux et les rivières gonflées.
    La cloche du portail de maître Mordecai tinta alors que l’averse était à son comble. Quand le portier l’ouvrit en grommelant, tout ce qu’il vit fut une pèlerine à capuchon toute trempée et des mèches de cheveux collées à un visage blême.
    — J’ai un paquet pour maître Mordecai, de la part de maître Lucà qui s’excuse de ne pas l’avoir fait porter plus tôt.
    Le portier lui sourit et s’empressa de retourner s’abriter.
     
    — Je suis passé voir comment vous vous portiez, mon ami, dit Isaac.
    La pluie avait duré une grande partie de la nuit mais le soleil avait repris tous ses droits au point que de la vapeur s’élevait des pavés humides.
    — Il s’est produit une chose fort curieuse, dit Mordecai, assis dans son lit, le dos soutenu par plusieurs coussins.
    — Et quelle est-elle ?
    — Hier soir, alors que mon secrétaire, ma gouvernante et les serviteurs achevaient de souper sans que leur maître vînt les importuner, un messager a apporté un paquet de la part de maître Lucà. Il contenait le médicament que mon portier croyait que j’avais commandé.
    — Réellement ? Était-ce par curiosité ou pour une autre raison ?
    — Non, Isaac, je n’ai rien fait de tel. J’avais encore un peu mal à la gorge, mais votre sirop m’avait fait du bien, sans parler de l’attention incessante de ma gouvernante. J’ai donc rangé le médicament dans un coin de ma chambre.
    — Est-ce tout ?
    — Non. Peu après, je me suis endormi, très profondément, pour ne m’éveiller qu’aux premières cloches, bien avant l’aube. Mon état avait évolué pendant la nuit.
    — Cela se passe souvent ainsi.
    — J’avais mal à la tête, mes membres me faisaient souffrir, j’avais chaud et j’étais baigné de sueur, et ma gorge était des plus irritées. Je voulus boire de l’eau et me rappelai alors que j’avais ce nouveau médicament. Je me suis souvenu que vous aviez jugé les remèdes de maître Lucà inoffensifs, même si vous ne les donneriez pas à un chien malade.
    — C’est vrai, Mordecai. Ils sont puissants, peut-être même dangereux, mais en rien mortels.
    — En cet instant, c’est surtout ce dernier aspect qui m’importait, et je décidai d’en prendre une petite quantité pour voir si cela m’aiderait.
    — Et alors ?
    — Attendez. Comme il n’y avait pas de vin dans ma chambre et que je ne voulais pas réveiller la maisonnée, je résolus de le remplacer par de l’eau, fidèle à la description de vos expériences. À la lueur d’une bougie, je versai un demi-gobelet d’eau et y mis deux gouttes de ce liquide. J’en bus un peu mais, poussé par ma suspicion naturelle ou peut-être par votre mise en garde, je ne l’avalai pas immédiatement et le gardai dans ma bouche. J’éprouvai une terrible sensation, Isaac, mon ami, et elle demeure toujours en moi quoique de façon atténuée. Je m’empressai de rejeter le liquide dans ma main.
    — Pouvez-vous me décrire cette sensation ?
    — C’est délicat, cela me brûlait ou me picotait, puis j’ai senti comme un engourdissement très puissant. C’est alors que je recrachai et me rinçai la bouche.
    — Qu’éprouvez-vous à présent ?
    — Ma gorge ne me fait plus mal, mais j’ai dans la bouche une odeur et un goût curieux. Je suis surtout très heureux de ne pas avoir pris ce remède.
    — Je vous suggère de manger légèrement aujourd’hui, de boire des liquides frais et de dormir chaque fois que votre