Le guérisseur et la mort

en disant que c’était de la part de maître Lucà. Nous ignorons qui l’a préparé et qui l’a envoyé à maître Mordecai. Mais je vais exposer ce problème à l’évêque, ainsi que bien d’autres, car il semble possible qu’un chrétien ait commis un crime à l’égard d’un juif, et Son Excellence est la seule personne à pouvoir mener son enquête.
     
    Les cloches n’avaient pas encore sonné tierce en ce lundi matin que Yusuf et Isaac se rendaient déjà au palais épiscopal.
    — Soyez les bienvenus, maître Isaac et ami Yusuf, leur dit Berenguer. Je pensais que vous m’aviez oublié.
    — J’ai travaillé de mon mieux, Votre Excellence, dit Isaac avec calme, et je crois pouvoir vous apporter d’intéressantes informations.
    — Bien. Parce que je suis las d’être importuné par les autorités de la ville. On murmure qu’elles ont le droit de pendre cet homme, il est donc temps que je lève l’interdiction de s’emparer de lui. C’est une question de juridiction qui peut se révéler délicate.
    — Votre juridiction sur la personne de Lucà est on ne peut plus claire, Votre Excellence.
    — Vraiment ? Je suis heureux d’avoir un avis positif de votre part, maître Isaac. Et de quel terme du droit canon, ajouta-t-il d’un ton sarcastique, tiré-je cette juridiction ?
    Isaac répondit sans se préoccuper de la mauvaise humeur évidente de l’évêque.
    — Le jeune Lucà, chrétien dont la paroisse m’est inconnue, est accusé d’avoir donné en guise de médicament un poison redoutable à maître Mordecai ben Aaron, un juif du diocèse. Comme vous le savez, Sa Majesté le roi n’étant pas présente pour régler cette affaire, je pense que le seul tribunal à même de statuer est le vôtre. L’autre affaire, c’est-à-dire la mort de maître Narcís, relevant également de l’accusation, je crois que Votre Excellence a tous les droits de faire prévaloir sa juridiction.
    L’évêque réfléchit un instant.
    — C’est intéressant. Je n’aurais pas employé ces termes et je ne suis pas entièrement convaincu que vous ayez raison, mais peu importe, j’exercerai mon droit. À présent, dites-moi ce qu’il est arrivé à maître Mordecai. J’espère qu’il n’est pas…
    — C’est une longue histoire, Votre Excellence.
    — Vous avez toute mon attention, mais je pense que nous aurons besoin de témoins.
    Il sonna et appela son secrétaire, Bernat, ainsi que le scribe de celui-ci afin qu’il notât la relation d’Isaac et en fût le témoin.
    — Voilà, Votre Excellence, dit Isaac quand il eut achevé de résumer tout ce qu’il avait découvert au cours des dix jours précédents. J’ajouterai que maîtresse Regina m’a apporté des flacons des deux préparations spéciales de maître Lucà, ainsi que des échantillons des plantes qu’il utilise. L’un d’eux renferme un remède fort simple que je prescris fréquemment à mes patients, l’autre contient deux ingrédients qui, pris en quantité, sont dangereux, mais s’avèrent aussi très efficaces quand la dose est infime.
    — Maître Lucà a-t-il pu s’expliquer sur le second flacon envoyé à maître Mordecai, celui qui n’est pas si bénin ?
    — Personne ne lui en a parlé.
    — Combien de gens sont-ils au courant de l’incident survenu samedi soir ?
    — Sept, Votre Excellence. Maître Mordecai, ma fille, Yusuf et moi, ainsi que les trois personnes présentes dans cette pièce et qui viennent seulement d’en prendre connaissance.
    — Personne d’autre ? Des serviteurs, peut-être ?
    — Pas même eux. Je lui ai demandé de ne rien dire jusqu’à ce que je vous soumette le problème.
    — C’est bien. Et vous pensez que cette jeune fille, Regina, est digne de confiance ?
    — Elle l’a toujours été et son récit m’a paru très véridique.
    — Si nous pouvions retrouver ce messager, dit Bernat, cela nous serait fort utile. Avez-vous une idée de qui il peut s’agir ?
    — Un jeune garçon, Bernat, dit l’évêque. Un garçon parmi une horde d’individus tous semblables, qu’ils vivent à la ville ou dans ses environs immédiats.
    — Je vais essayer de le trouver, l’assura Isaac, mais je dois d’abord demander à ceux qui l’ont vu de me le décrire.
     
    Le samedi matin, Daniel s’était réveillé dans la cabine de la Santa Felicitat et le calme ambiant l’avait aussitôt mis mal à l’aise. Il s’était levé et était prudemment sorti sur le pont