Le Hors Venu
l’imita et se cala à l’arrière de la selle, laissant agir le destrier qui cherchait son équilibre dans les pierres du chemin. Quelques instants plus tard, ils galopaient vers Palerme, longeant des palmeraies où travaillaient des centaines d’hommes et de femmes. Puis ce fut les larges rives du fleuve de l’Amiral sur les berges duquel tournaient les ailes blanches de centaines de moulins, et les remparts de la ville.
15
Cela faisait peu de temps qu’on avait introduit le chevalier dans cette antichambre encombrée de ballots de tissus, pourtant il s’impatientait déjà. Mince et brun, tout de noir vêtu, il semblait tout juste arrivé de voyage et ses vêtements comme ses bottes étaient poussiéreux. Il se leva, puis se rassit avant d’aller se placer près d’une arche donnant sur une minuscule cour où poussait un palmier. Malgré l’heure matinale, la chaleur était déjà accablante. L’homme s’essuya le front et retourna vers les épais coussins, hésitant à s’y asseoir, ses doigts jouant sans qu’il en ait conscience avec la garde de l’épée qu’il portait à la ceinture. Depuis qu’il était revenu en Sicile, il ne tenait plus en place. Peut-être était-ce le fait de retrouver le palais de ses parents, cette maison familiale où il avait vécu heureux avec sa sœur Judith ? Peut-être aussi parce que Hugues de Tarse, son ancien frère d’armes, son ennemi juré, était si proche ?
Enfin, un serviteur, vieil homme en burnous rayé à l’air maussade, vint le quérir pour le conduire vers une salle où, à demi allongé sur un amas de coussins, un gros Oriental aux yeux mi-clos examinait un rouleau d’étoffe.
L’endroit était surchargé de tapis, de tentures et sur les tables étaient posés de précieux coupons de soies. Partout des flambeaux ou des bougies qui éclairaient les recoins que ne visitait pas le soleil, donnant aux étoffes des reflets moirés. Ibrahim, plus connu sous le surnom du « Chypriote », était le marchand le plus fameux de Palerme. De santé fragile et trop gras pour voyager, il envoyait ses acheteurs jusqu’en Chine, en Perse ou en Égypte chercher les plus beaux tissus. Il était le fournisseur attitré du tiraz , mais aussi le principal revendeur de leurs ouvrages. Grâce à lui et à ses gens munis d’échantillons, une de ses dernières inventions, le tiraz vendait jusqu’à Provins et même au-delà.
— Messire Bartolomeo d’Avellino en personne ! s’exclama-t-il en entrouvrant les yeux sans cesser pour autant de caresser le tissu de ses doigts boudinés. Par Allah, votre visite est un honneur pour l’humble marchand que je suis. J’ai davantage l’habitude de voir Marco que vous-même.
Malgré le ton cordial, le chevalier savait très bien que sa visite n’était pas du goût du gros homme qui le craignait plus qu’il ne le révérait. Il s’assit sur un des poufs.
— Va nous chercher des prunes, des dattes et de l’arak, ordonna Ibrahim au serviteur qui attendait toujours, le dos courbé.
Puis se tournant vers son invité :
— Je me souviens que vous aimez cela.
— Pas cette fois, le Chypriote. Merci. Si je viens moi-même, c’est que j’ai à te parler et que notre marchandise, comme certains de tes tissus, n’aime guère l’éclat du soleil.
Le sourire s’effaça de la face bouffie du marchand.
— Nous parlerons donc affaires puisque vous le souhaitez. Laisse-nous, toi ! ordonna-t-il au vieux. Mes gens m’ont dit vous avoir vu vous occuper de rendre plus confortable votre palais. Cela me paraît surprenant venant d’un homme austère comme vous, mais peut-être attendez-vous quelque visite galante...
À cette remarque, le chevalier ne put s’empêcher de songer qu’il faudrait un jour ou l’autre se débarrasser du trop perspicace marchand. Cela faisait tant d’années qu’ils travaillaient ensemble... Il en savait trop et cela pouvait se révéler dangereux.
— Tout le monde en Sicile sait que le Chypriote possède un service de renseignements meilleur que celui de Maion de Bari lui-même, répondit-il d’une voix trop douce, mais peut-être pourrait-il l’employer à d’autres fins que de me surveiller ?
Le gros homme ne parut pas percevoir la menace qui pointait sous les paroles affables de Bartolomeo.
— Dans mon métier, c’est nécessaire.
— C’est vrai que sans la corruption, la trahison, le meurtre... tu ne pourrais te payer tous ces tissus, remarqua
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