Le Hors Venu
leur droite s’ouvrit en grand et deux serviteurs arabes en sortirent. L’un d’eux s’approcha, tandis que l’autre surveillait la ruelle. Après s’être incliné, il se présenta :
— Mon nom est Ali, messires, notre maître vous attend. Venez. Hâtez-vous !
En un clin d’œil, ils se retrouvèrent dans une cour, le portail se refermant sur eux. Une vaste écurie, où s’affairaient des écuyers, s’ouvrait sur l’un des côtés, abritant une demi-douzaine de chevaux arabes. Ali confia les bêtes à un palefrenier qui les mena de l’abreuvoir aux mangeoires. En un instant, elles furent débarrassées de leur harnois et on commença à les bouchonner.
— Par ici, messires, fit Ali dont la nervosité restait sensible.
— Attendez, attendez ! grommela une voix cassée derrière eux. Ali, voyons, pas si vite !
Un vieillard était sorti de la maison, portant un broc et des linges de batiste. Il s’inclina devant les hôtes de son maître, puis réprimanda le serviteur comme s’il s’agissait d’un enfant.
— Ali, Ali, fit-il d’une voix éraillée, tu oublies tous tes devoirs.
L’homme baissa la tête. Le vieux se tourna alors vers Hugues qui lui tendait ses paumes ouvertes sur lesquelles il versa de l’eau fraîche en récitant une formule de bienvenue. Puis il lui essuya les mains et répéta le même cérémonial avec Tancrède.
— C’est bien. Maintenant, Ali, tu peux conduire ses invités à notre maître.
Le serviteur ouvrit une porte et les mena vers le cœur de la maison : un dédale de corridors et de pièces où régnaient une étonnante fraîcheur et un silence qui n’était plus celui, tendu, angoissant de la rue.
Une éblouissante clarté éclairait le bout du couloir. Leur guide s’écarta, s’inclinant à nouveau :
— Vous êtes arrivés, messires.
Hugues et Tancrède débouchèrent dans une vaste cour dallée de marbre rose au milieu de laquelle bruissait une fontaine entourée de grenadiers et de palmiers. Dans le grand bassin nageaient des carpes. Sur les colonnes des arcades qui cernaient le jardin s’enroulaient les vrilles de chèvrefeuilles et de jasmins d’Arabie aux senteurs sucrées.
Était-ce le bruit de l’eau ou le parfum des fleurs ? Tancrède, comme souvent depuis qu’il était en Sicile, ressentit une impression de « déjà vu ». Comme s’il était venu ici, comme s’il avait vécu cet instant-là. Cette cour si protégée du monde lui en évoquait d’autres, mais il n’aurait su dire lesquelles. Un léger bruit de pas le détourna de ses rêveries. Un homme venait à leur rencontre. Petit et trapu, habillé d’une gandoura blanche, pieds nus dans ses sandales de cuir, son visage brun et ridé s’éclaira à la vue d’Hugues de Tarse.
— Qu’Allah le Compatissant soit remercié ! déclara-t-il d’une voix grave. Il était dit que je ne mourrais pas sans te revoir.
Hugues et l’homme à la gandoura blanche restèrent un moment à se dévisager avant de tomber dans les bras l’un de l’autre. Il y avait tant d’émotion dans leurs retrouvailles que Tancrède se demanda quels étaient leurs liens. S’étaient-ils rencontrés à la cour de Palerme ou sur un champ de bataille ? Avaient-ils côtoyé la mort ? S’étaient-ils connus au pays d’enfance ? Encore un pan de la vie de son maître qu’il ignorait.
Les deux hommes s’écartèrent, gênés d’avoir dévoilé tant d’émotion. Tancrède s’aperçut que l’émir, malgré les fils gris qui parsemaient ses cheveux et sa barbe, était plus jeune qu’il ne l’avait cru de prime abord, et que la musculature qui jouait sous le tissu de sa gandoura n’était pas celle d’un lettré mais d’un guerrier.
— Je ne pensais pas, moi non plus, avoir le bonheur de te revoir, déclara Hugues.
— Allah est bon, mon ami. Allah est grand.
Il lui tendit la médaille qu’Hugues avait donnée au gardien.
— Garde-la, qu’elle reste pour toi et les tiens la clé de mes demeures de Palerme à Corleone.
— Je ne te savais pas devenu si riche.
— Roger II était généreux pour ceux qui le servaient fidèlement.
— Et tu étais l’un des plus fidèles.
À ces derniers mots, une ombre passa sur le visage de l’émir. Hugues, qui s’était tourné vers son protégé, ne la remarqua pas.
— Permets-moi de te présenter Tancrède d’Anaor. Il est comme un fils pour moi.
Puis Hugues, introduisant l’émir Khalil auprès du jeune Normand,
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