Le hussard
jamais
le nom et qui signifiaient seulement des étapes sur le chemin d’un lieu
inconnu. Et surtout, ces ténèbres infinies qui semblaient couvrir la surface de
la terre, à tel point que l’on avait du mal à imaginer qu’en ce même instant,
sur un autre endroit de la planète, le ciel était bleu et que le bienheureux
père soleil brillait très haut.
Le sous-lieutenant Frédéric Glüntz de Strasbourg, bien
qu’entouré de plusieurs douzaines de cavaliers, regarda à droite et à gauche,
et eut peur. Peur de ce que la nuit cachait aux alentours :
instinctivement, il porta la main à la poignée de son sabre. Jamais dans sa vie
il n’avait tant désiré voir se lever le soleil sur l’horizon.
*
La lueur venait bien d’un incendie. Sur la grand-place du
village – maintenant, de nombreux hussards assuraient avoir reconnu Piedras
Blancas –, une maison brûlait, sans que personne fasse le moindre effort
pour éteindre le feu. Un peloton de fusiliers de ligne se reposait sous les
arcades d’un bâtiment en contemplant placidement les flammes. L’incendie
éclairait les soldats qui, enveloppés dans leurs capotes, montrèrent peu
d’intérêt pour le passage des hussards. Certains s’appuyaient négligemment sur
leurs fusils. Le feu tout proche faisait danser des ombres sur leurs visages,
dont l’extrême jeunesse n’était démentie, de temps à autre, que par la
moustache fournie d’un vétéran.
— Où mène ce chemin ? les interrogea un hussard.
— Nous n’en avons pas la moindre idée, répondit un
fusilier qui tenait dans les mains une outre de vin, son fusil en travers du
dos. Mais ne vous plaignez pas, ajouta-t-il avec une grimace hostile. Au moins,
vous autres, messieurs de la cavalerie, vous ne le ferez pas à pied comme nous.
Incendie, place et village furent bientôt derrière eux.
Retrouvant les oliveraies sombres, l’escadron doubla plusieurs formations
d’infanterie qui se rangèrent de côté pour laisser la route libre. Plus avant,
les hussards passèrent devant des pièces d’artillerie dont les servants étaient
couchés près des affûts, éclairés par les braises d’un petit foyer. Les chevaux
des attelages, dûment harnachés, prêts pour la marche, piaffèrent quand la
colonne défila devant eux.
Une faible clarté semblait vouloir s’imposer sur l’horizon.
L’air froid du petit matin fit encore une fois frissonner Frédéric, qui, de
nouveau, regretta de ne pas avoir mis son gilet. Il serra fortement les dents
pour éviter qu’elles ne s’entrechoquent, un bruit qui, en de telles
circonstances, aurait pu être mal interprété par ses voisins. Il détacha la
capote qu’il portait sur le devant de sa selle et la posa sur ses épaules. Bien
que, un moment plus tôt, il se soit surpris à dodeliner de la tête au risque de
tomber de cheval, il se sentait maintenant lucide et bien éveillé. Il fouilla
dans la sacoche de cuir accrochée au pommeau de la selle, en tira une gourde de
cognac que Franchot avait eu la prévoyance de placer là, et but une brève
gorgée. Cette fois, l’alcool produisit sur lui un effet tonique, et il ferma
les yeux avec gratitude quand la douce chaleur se répandit dans son corps
transi. Il rangea la gourde et caressa doucement l’encolure de Noirot. Le jour
se levait.
Peu à peu, les ombres informes qui chevauchaient devant lui
acquirent leurs vrais contours. Ce fut d’abord un shako, puis des silhouettes
d’hommes et de chevaux. Ensuite, tandis que la clarté augmentait, de nouveaux
détails vinrent compléter sa vision des cavaliers qui continuaient d’aller au
pas, en rangs par quatre : profils se découpant nettement sur la première
lueur de l’aube, dos où se croisaient cartouchières et buffleteries, dolmans
chatoyants, shakos rouges oscillant au rythme des montures, selles hongroises
garnies de peaux de bêtes ou de cuir repoussé, fourragères, broderies dorées et
écarlates, uniformes ajustés bleu indigo… Le serpent noir indistinct se
métamorphosa en escadron de cavalerie à la tête duquel oscillait l’aigle
impériale.
Le paysage aussi se précisait. Les ténèbres se retirèrent en
rampant pour céder la place à une lumière ténue qui donnait un ton grisâtre aux
arbres noueux et tordus. Et dans les oliveraies qui couvraient la campagne
brune et sèche de l’Andalousie, Frédéric aperçut des bataillons entiers qui,
tirant des canons et hérissés de baïonnettes, marchaient dans la
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