Le hussard
même
direction, vers la bataille.
3. La matinée
Le ciel couleur de cendre et marbré de gros nuages noirs
planait sur la terre, comme chargé de plomb. Une fine bruine se mit à tomber
sur la campagne, voilant le paysage de gris.
L’escadron s’arrêta sur le flanc d’une colline, à proximité
d’une ferme en ruine dont les murs étaient envahis par les figuiers de Barbarie
et les arbustes. Enveloppés dans leurs capotes, les hommes descendirent de
cheval pour se dégourdir les jambes et laisser souffler leurs montures, tandis
que le commandant Berret envoyait une estafette au colonel Letac qui se tenait
dans les environs. Depuis leur position, les hussards pouvaient distinguer la
masse sombre d’un autre escadron du régiment, immobile sur la côte suivante.
Frédéric vit Michel de Bourmont venir à lui. Son ami tenait
son cheval par la bride et avait jeté sa capote verte sur ses épaules pour
protéger les broderies de son uniforme. Ses yeux bleus souriaient.
— La pluie est finalement au rendez-vous, constata
Frédéric d’une voix amère, comme s’il accusait le ciel de lui avoir joué un
mauvais tour.
Bourmont tendit une main, la paume tournée vers le haut, et
observa son camarade avec une surprise feinte, en haussant les épaules.
— Bah ! Ce ne sont que quatre gouttes. Juste un
peu de terre mouillée sous les sabots de nos chevaux.
Il tira un étui de sa sabretache, glissa un cigare entre ses
dents et en offrit un à son ami.
— Ne m’en veux pas de ne rien te proposer de mieux,
mais tu sais qu’aujourd’hui, en Espagne, les seuls cigares qu’on peut se
procurer sont infects. La guerre a mis à mal le commerce avec Cuba.
— Je ne suis pas ce qu’on appelle un bon fumeur,
répondit Frédéric. Et tu connais mon incapacité à distinguer un cigare infect
d’un cigare de qualité, fraîchement arrivé des colonies.
Ils se penchèrent tous deux sur le briquet que Bourmont
avait également tiré de l’étui.
— Ignorance regrettable, dit ce dernier, en expulsant
avec satisfaction la première bouffée. Tout hussard qui se respecte doit savoir
reconnaître immédiatement un bon cheval, un bon vin, un bon cigare et une jolie
femme.
— Dans cet ordre-là ?
— Dans cet ordre-là. Ce genre de subtilités dans
l’appréciation est ce qui différencie un officier de cavalerie d’un de ces
tristes soldats qui vont à pied, de la gadoue plein les bottes, et se battent
au ras du sol, comme des paysans.
Frédéric regarda la ferme en ruine.
— À propos de paysans… dit-il en désignant le paysage
gris, nous n’en avons pas vu un seul. On dirait que notre présence les fait
fuir.
— Ne t’y fie pas. Ils sont certainement dans les
parages, dans l’attente qu’un des nôtres reste isolé pour lui tomber dessus et
le pendre à un arbre. Ou, armés de faux et de tromblons, ils sont allés grossir
cette armée que nous devons affronter. Sacredieu, je brûle de les tenir à
portée de mon sabre… ! Tu es au courant de qui s’est passé hier ?
Frédéric eut un geste d’ignorance.
— Je ne crois pas.
— Je viens de l’apprendre et j’en ai encore mal au
cœur. Hier, donc, une de nos patrouilles s’est rendue dans une ferme pour y
prendre de l’eau. Les habitants ont prétendu que le puits était à sec, mais nos
hommes ne les ont pas crus, et ils ont envoyé un seau dedans. Devine ce qu’ils
ont remonté ? Un shako d’infanterie. Un soldat est descendu par une corde
et a trouvé au fond les corps de trois des nôtres : les pauvres gars
avaient été égorgés pendant qu’ils dormaient dans la ferme.
— Et ensuite ? s’enquit Frédéric en frissonnant
malgré lui.
— Ensuite ? Tu peux imaginer la réaction des
hommes de la patrouille… Ils sont entrés dans la maison, et ils ont tué tout le
monde : le père, la mère, les deux fils déjà grands et une petite fille.
Après quoi, ils ont mis le feu, et ils sont partis.
— Bien fait !
— C’est aussi mon avis. Pas de pitié pour ces brutes,
Frédéric. Il faut les exterminer comme des bêtes sauvages.
Frédéric approuva sans réserve. Le souvenir de Juniac étripé,
pendant de son arbre, l’assaillit de nouveau : une angoisse passagère.
Puis il se reprit.
— Quand même, je suppose qu’à leur manière ils
défendent leur terre. Nous sommes les envahisseurs.
Furieux, Bourmont tordit une pointe de sa moustache.
— Les envahisseurs ? Mais y a-t-il ici quelque
chose
Weitere Kostenlose Bücher