Le hussard
encore capables de nous
cracher à la figure sous la potence qui les expédiera en enfer. Tu te souviens
du curé de Cecina ? Il était là, petit et crasseux, misérable avec sa
soutane raide de graisse, la corde au cou… Mais il ne tremblait pas de peur, il
tremblait de haine. Des gens comme lui, il ne suffit pas de tuer leur corps. Il
faudrait aussi tuer leur âme.
De l’autre côté de la colline leur parvint, assourdi par la
distance, le grondement de l’artillerie. Les chevaux dressèrent les oreilles et
piaffèrent, inquiets. Les deux amis se regardèrent.
— Ça y est ! La bataille a commencé !
s’exclama Bourmont.
Le cœur de Frédéric bondit de plaisir dans sa poitrine. Le
son du canon lui parut beau malgré la pluie fine et le voile gris qui couvrait
l’horizon. Il jeta son cigare sur le sol mouillé où celui-ci continua de fumer
quelques instants et posa la main sur l’épaule de son camarade.
— J’ai bien cru que ce jour ne viendrait jamais.
Bourmont tordit sa moustache avec une grimace complice.
Ses yeux brillaient, il semblait excité comme un coq qui
s’apprête au combat.
Les hussards bavardaient en groupes, le regard tourné dans
la direction d’où venaient les coups de canon et échangeaient les rumeurs les
plus diverses et toutes dépourvues du moindre fondement. Un grand brigadier
osseux, nattes et moustache rousses, affirmait d’un air entendu que le général
Darsand avait prévu une feinte du côté de Limas, alors qu’en réalité il avait
l’intention de couper le chemin de Cordoue en deux endroits. L’exposé tactique
du hussard roux n’avait pas l’agrément d’un de ses camarades qui – en se
fondant sur des confidences anonymes mais absolument dignes de confiance –
soutenait que l’offensive sur Limas était le début d’un audacieux mouvement
destiné à empêcher l’armée espagnole de faire retraite vers Montilla. La
discussion déjà vive s’envenima encore quand un troisième hussard prétendit,
avec une égale assurance, qu’aucune offensive sur Limas n’était en cours, et
que le vrai mouvement, qui ne commencerait pas avant le soir, se ferait en
direction de Jaén.
L’estafette envoyée par Berret revenait, galopant déjà sur
le flanc de la colline. Sur la côte voisine, la masse noire de l’autre escadron
se déplaçait lentement ; il franchit la crête et disparut.
Le trompette sonna le boute-selle. Les deux amis se
débarrassèrent des capotes et les attachèrent devant le pommeau de leur selle.
Bourmont adressa un clin d’œil à Frédéric, se hissa sur ses étriers et alla
occuper sa place. Monté sur Noirot, ferme sur ses arçons, Frédéric ajusta la
jugulaire de son colback. Il jeta un regard écœuré au ciel gris. La pluie
commençait à percer son dolman et il sentait une humidité désagréable peser sur
ses épaules et son dos. Heureusement, la température était devenue supportable.
Une autre sonnerie de trompette, et l’escadron partit au
trot, en contournant la colline. Les sabots des chevaux arrachaient des mottes
de terre mouillée qui rejaillissaient sur les cavaliers suivants. En un sens,
Frédéric préférait cela à la poussière qui s’élevait d’une terre trop sèche,
faisant suffoquer cavaliers et montures et brouillant la vue pendant la marche.
Il lança un coup d’œil aux deux fontes fixées de part et d’autre du pommeau de
la selle : couvertes de toiles cirées pour les protéger de l’humidité,
elles contenaient deux excellents pistolets modèle An XIII. Tout était en
ordre. Il se sentait excité par l’imminence de l’action, mais calme et la tête
claire. Il ajusta son corps aux mouvements de Noirot, jouissant du plaisir de
la chevauchée, yeux et oreilles aux aguets du moindre signe annonciateur du
combat.
Laissant la colline derrière eux, ils passèrent devant un
petit bois dans lequel on distinguait les vestes bleues et les buffleteries
blanches de soldats de l’infanterie. Le canon continuait de tonner de l’autre
côté de l’horizon. Puis ils débouchèrent sur un plateau, et Frédéric remarqua
qu’un autre escadron de hussards marchait sur sa gauche, probablement celui
qu’il avait vu stationner sur la côte voisine pendant la dernière halte. À ce
moment-là, il éprouva un profond sentiment d’orgueil en constatant l’aspect
imposant de l’escadron qui avançait en formation impeccable comme une machine
de guerre vivante, disciplinée et parfaite, avec aux
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